Regarder est un acte de croyance et si il y a quelqu’un qui parle d’expérience, c’est bien Saint Thomas. Cependant, il n’est pas le seul à l’affirmer.
De nos jours, Saint Thomas a un arrière-arrière... petit-fils dénommé Chris Buck. En effet, dans « Presence », ce photographe, contre toute attente, photographie des célébrités cachées... et invisibles ! Diantre, quel exploit ! Il a réussi à photographier des célébrités ... invisibles. Et, ces dernières stipulent, noir sur blanc, qu’elles sont bien présentes sur ou dans ces clichés.
1 Mouvement
Dans un autre registre qui nous conforte dans notre position : regarder c’est croire, on notera que de nombreux artistes savent aussi faire du faux pour faire vrai comme le montrent les célèbres chevaux du Derby d’Epson de Géricault ou la position impossible de L’Homme qui marche de Rodin.
Pourtant, on a longtemps cru que ces chevaux, les quatre pattes en l’air, représentaient la position réelle d’un cheval au galop jusqu’au moment où la photo à tout mis par terre. Comment ? en nous présentant d’autres positions. Nos chers ancêtres étaient-ils borgnes ou mal-voyants ? À moins qu’ils ne soient tout simplement moins perspicaces que nous ? Ce n’est pas certain.
Aujourd’hui, nous tenons pour certaine l’affirmation de la photo jusqu’au jour où celle-ci se contredira elle-même, grâce à une plus grande cadence de prise de vue par exemple, à moins qu’une nouvelle technique de découpe du mouvement nous démontre d’ici-là le contraire. Jusqu’à ce jour-là, nous croirons que la position des pâturons d’un cheval au galop est bien celle indiquée par la photographie. Au passage, ceci nous ramène au principe d’Heisenberg qui affirme que l’observateur et la technique d’observation transforment la réalité. Mince alors ! À partir de l’instant où l’on ne croit plus dans un système de représentation, celui-ci ne représente plus la “ réalité ” !
2 Lumière
Dans un autre registre, bien que finalement, cela soit pratiquement le même, nous croyons voir du blanc dans un tunnel éclairé au sodium [1] malgré sa forte dominante orangée. Pourtant, comme nous le rappelle la photographie, ce blanc n’est pas blanc. C’est notre cerveau qui, là comme ailleurs, nous raconte des histoires en nous laissant ou en nous faisant croire que ce blanc est blanc. Le cerveau laverait-il plus blanc que la lessive et sans l’aide de la moindre propagande pernicieuse ?
Dans ce domaine, les lumières de Matisse nous confortent dans la conviction que regarder c’est croire même si ce dernier préfère recourir au terme voir plutôt qu’à celui de regarder que nous préférons. En effet, comme lui, nous pensons que « Voir, c’est déjà une opération créatrice qui demande un effort. » C’est donc bien se raconter des histoires... La preuve que ce n’est qu’une question de croyance, il aura fallu près de trente ans pour que les Impressionnistes soient crédités de cette capacité à représenter les couchés de soleil devant la cathédrale ou encore devant des bottes de foin.
3 Reconnaissance
« En effet, “reconnaître” quelqu’un, et plus encore, après n’avoir pas pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait pas ; c’est avoir à penser un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est du reste la préface et l’annonciateur. » “ Le temps retrouvé ” Marcel Proust.
Cette citation de Proust pourrait servir d’exergue à une anecdote biographique. « À vingt-deux ans, Marcel s’était épris d’un jeune éphèbe genevois, Edgar Aubert. Au dos de la photographie que lui donna Aubert, était inscrit en guise de dédicace :
Look at my face. My name is Might have been. I am also called No More, Too Late, Farewell.
Proust ignorait que ces mots étaient extraits d’un sonnet du peintre préraphaélite, Dante Gabriel Rossetti. Ce sonnet avait pour titre « Stillborn Love ». Il était prémonitoire : quelques semaines plus tard, Edgar Aubert fut emporté par une appendicite aiguë. Selon Roland Jaccard cette dédicace accompagna et hanta Proust tout au long de son existence : ce qui aurait pu être et ce qui n’a pas été. » En fait, cette quête incessante de ce qui aurait pu être et n’a pas été n’est-elle autre chose qu’un perpétuel travail de reconnaissance, dans le sens militaire du terme ?
Que fait-on d’autre lorsque l’on regarde ce plat qui nous présente une pieuvre peinte par Keng Lye, une pieuvre si réelle que nous sommes tentés de la manger bien qu’elle ne soit que dessinée au fond de l’assiette ? Et quelle est le rôle des vraies baguettes dans cette invite à manger, dans cette reconnaissance ? N’est-ce pas la reconnaissance simultanée de la vraie pieuvre, de la fausse pieuvre et de la maîtrise technique du peintre ? Reconnaissance renforcée par l’ironie du titre.
Cependant, les paréidoles sont la meilleure démonstration de cette croyance. Et pour ma part, je revendique mon appartenance à cette caste. En effet, en bon paréidole que je suis, j’ai eu recours à ce processus dans plusieurs des images des séries suivantes : Formes improbables, dans certaines images de la série Hommage à... / Inventaire......, voir celui à Icare et je compte bien continuer à explorer cette voie porteuse de polysémie.
4 La vision serait-elle une espèce de souvenir ?
4.a Souvenir de la ressemblance
À la vue de la rubrique Le M de la semaine du supplément du Monde, on peut s’interroger. En effet, que fait-on d’autres dans cette rubrique que de convoquer le souvenir de la forme de la lettre M pour affirmer que cet assemblage d’objets, de nuages, voire des deux réunis ensemble ou encore cet assemblage d’êtres humains nous rappelle la lettre initiale du journal. On ne fait que se souvenir d’une forme : celle de la lettre M et c’est parce qu’il y a souvenir qu’il y a re-connaissance et ici, le re est fondamental parce qu’il signifie simultanément la répétition et la nouveauté. Et surtout, le re signifie plus que la répétition, la nécessaire connaissance initiale de la pieuvre. Par conséquent, cette croyance est double. D’une part, je crois connaître la pieuvre et d’autre part, je crois l’identifier à nouveau.
4.b Souvenir de la différence
La nouveauté, comme nous le rappelle l’expérience du soldat, qui, à chaque fois qu’il part en reconnaissance va re-découvrir un terrain qu’il ne connaît pas ou qui, s’il le connait déjà, va à la découverte de ses transformations. L’apparition d’un soldat ennemi étant La transformation par excellence. Découverte que l’on retrouve dans des expressions comme la “ reconnaissance de contrées ” ou “ la reconnaissance de territoires inconnus ”.
Reconnaître c’est aussi distinguer la qualité d’un objet, d’une personne, c’est-a-dire connaître à nouveau quelque chose de connu dans une enveloppe inconnue. C’est-à-dire découvrir les ressemblances dans la différence ou réciproquement. Cette mimésis-là est celle, qui, selon Aristote, est accessible même à l’enfant et au vulgaire. Et, toujours selon Aristote, cette re-connaissance-là : celle qui distingue la représentation du représenté —donc les différences dans la ressemblance— apporte de par cette reconnaissance, une nouvelle connaissance.
Finalement, le verbe reconnaître, plutôt que de nous parler de la répétition, nous parle de la nouveauté, du renouvellement de cette expérience : connaître. Connaitre dont on pourrait dire que l’étymologie [2] con-naître i.e. naître avec —étymologie non avérée— parle de naître à quelque chose lorsque l’on découvre quelque chose, un domaine du savoir ou quelqu’un même dans le sens biblique de l’expression “connaître une femme”. Et il est vrai que toute nouvelle connaissance un tant soit peu importante est une nouvelle naissance et faire connaissance d’une femme est bien loin d’être la moindre des nouvelles naissances.
Diane Arbus évoque-t-elle cette connaissance à nouveau lorsqu’elle affirme : « Une image est un secret à propos d’un secret, plus il vous en dit moins vous en savez. » [3]
Tout ce travail de reconnaissance consiste à sortir les images de leur cénotaphes comme vient de nous le préciser Diane Arbus. Quand Jonathan Swift [4] affirme : « Voir en art, c’est voir l’invisible. » [5] ne confirme-t-il pas le propos de Dyane Arbus ?
Sans ce travail de re-connaissance, cette narration d’Anna-Karin Quinto autour de la thématique des cerisiers en fleurs n’aurait pas de sens, peu importe que lors de cette quête elle se soit réellement ou virtuellement rendue dans les lieux évoqués, qu’elle ait vue ou non ces fameux cerisiers. Ce travail de reconnaissance —y compris dans le sens militaire évoqué plus haut— ne pourrait exister sans la connaissance des cerisiers qu’elle a ad minima vus en Europe.
Le trompe-l’œil, qu’il soit décoratif ou désir de piéger, est une autre démonstration de ce processus de re-connaissance. En effet, ce type d"images nous amène à reconnaître un paysage, un lieu tout en nous donnant, plus ou moins rapidement la connaissance du fait qu’il n’est pas ce qu’il prétend être. S’il est bien quelque chose qui démontre les propos d’Aristote, c’est bien le trompe-l’œil. Est-ce à dire que Platon se plante ?
« Demandez aux personnes autour de vous à qui leur fait penser cette Marianne. Les uns évoqueront la vierge Marie, certains Falbala dans Astérix, d’autres une princesse Disney, d’autres encore une héroïne de manga. Aucune réponse ne sera la même, mais chacune sera "vraie". Et c’est tant mieux. A chacun de s’approprier Marianne et de s’imaginer le personnage qui lui convient. C’est le but de toute œuvre d’art, aussi modeste soit-elle. » Olivier Ciappa (Artiste, créateur du nouveau timbre Marianne) [6] Chacun croit donc en une Marianne originaire y compris ceux qui verront dans la Marianne de face une ressemblance avec Sophie Marceau.
5 Un peu de mythologie, cela ne peut jamais faire de mal !
Si l’on en croit la mythologie de l’invention de la perspective, celle-ci a d’abord été inventée dans le théâtre grec antique pour faire croire que la pièce théâtrale, la scène (au sens de découpage du texte) se déroulait devant nos yeux. Ici, ce faire croire est essentiel car il nous rappelle que les inventeurs n’étaient pas dupes de leurs inventions contrairement à la majorité d’entre nous qui a oublié l’essentiel : la perspective est d’abord et avant tout une illusion d’optique. C’est pourquoi même pour une image selon la perspective, « voir, c’est croire ! » ; cependant ce faire-croire qu’elle représente le réel, n’existe pas sans le croire qui est son pendant. Il n’y a de croire que s’il y a un faire-croire et peu importe l’origine avérée ou non de ce faire-croire. Ils sont indissociables.
En effet, l’image selon la perspective doit se débrouiller avec le fait qu’elle ne représente qu’une part du réel et nous, nous aussi, nous devons nous débrouiller [7] avec le fait qu’elle ne représente que cette part de réel. Et ce débrouillage, nous l’avons oublié depuis bien longtemps. Peut-on en conclure que l’image selon la perspective est une image brouillée au sens de théorie de l’information ? Certainement. En effet, elle est brouillée par son code et si ce code, nous le prenons pour argent comptant, nous nous brouillons la vision. Et cet argent comptant-là —comme toutes les monnaies de singe même s’il n’est pas la monnaie du Pape— appartient bien à la croyance.
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Regard sur l’image,
un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
France Métropolitaine : prix net 47,50 € TTC frais d’expédition inclus,
Tarif pour la CEE et la Suisse 52,00 € , dont frais d’expédition 6,98 €,
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12,
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