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- De l’invention du Musée V8

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Préambule
« Dans la Rome de Petronius, Encolpius parcourt un musée en y contemplant les images des dieux dans leur désordre amoureux et se rend compte qu’il n’est pas le seul à ressentir les affres de l’amour. » [1]

1 La Naissance du concept
« Paolo Giovo est un Italien, né à Côme en 1483. Il est connu en France sous le nom de Paul Jove, et en Espagne sous le nom de Paulo ou Pablo Jovio. Médecin diplômé de l’Université de Pavie, c’est un grand lettré qui connaît les auteurs et les artistes de l ’Antiquité aussi bien que ceux de son temps. Arrivé à Rome en 1512, il entame sa carrière en devenant le médecin privé de nombreuses personnalités en vue, princes ou prélats, comme le cardinal Jules de Médicis, qui prendra la tiare sous le nom de Clément VII et dont il sera un proche conseiller. L’accession de Léon X à la papauté le propulse dans les palais pontificaux ; officiellement professeur de philosophie, il va servir trois papes et arpenter plus de vingt ans les couloirs du Vatican. C’est à la fois un témoin et un acteur de l’histoire, un homme de dossiers et un diplomate efficace ; il est plusieurs fois légat du pape, voyage en Europe, connaît les princes de son temps. Il accède aux secrets d’État, se meut dans l’envers du décor. En récompense de ses loyaux services, Clément VII le nomme évêque de Nocera, dans le diocèse de Salerne. Mais, au fond, l’art l’intéresse autant que la politique. Et Paul Jove va passer à la postérité pour avoir inventé deux choses : le concept du musée et le who’s who.

À partir de 1521, tandis que, de l’autre côté de l’Atlantique, Cortés devient le maître de la Nouvelle-Espagne, Jove se lance dans un projet pharaonique qui sera l’âme de sa vie : réunir les portraits des hommes illustres, de l’Antiquité jusqu’à son temps. C’est à cette idéale galerie de portraits qu’il donne le nom de Musée, en hommage aux Muses inspiratrices de la science et des arts. Ce qui aurait pu n’être qu’une collection de tableaux va changer de nature lorsque Jove décide de la présenter au public de façon permanente, dans un lieu qui lui serait exclusivement dédiée. Il fait donc construire à Borgovico en 1538, au bord du lac de Côme, sur le site de l’ancienne villa de Pline le Jeune, un édifice de grande élégance, conçu pour abriter son « Musée » : inventant le mot et la chose, il crée là le modèle de ce que seront après lui tous les musées du monde. À Borgovico, Jove imagine un musée d’art et d’histoire où seront amenés à cohabiter les philosophes, les écrivains, les hommes d’Église et les hommes d’État. Enfin, il prévoit d’apposer sous les tableaux, non pas un simple titre donnant le nom du personnage portraituré, mais une véritable notice biographique : l’élitisme se fait didactique.

La Conquête / The Conquest

Comment Jove va-t-il s’y prendre pour réunir les portraits dont il rêve ? En payant, bien sûr, de ses propres deniers le travail de plusieurs artistes : il se ruinera d’ailleurs dans ces largesses. Mais il a une autre idée : se faire offrir les œuvres d’art en échange de l’honneur de les voir accrochées dans son Musée ! Humaniste moderne, il recourt à l’édition et invente le principe de la souscription : à tous les donateurs sollicités qui enverraient leur portrait, il offre en contrepartie de faire figurer leur notice biographique dans un livre ! Qui serait insensible à l’idée d’apparaître dans ce cénacle si fermé des célébrités atemporelles ? Car l’appât consiste à faire figurer les contemporains aux côtés d’Albert le Grand, de saint Thomas d’Aquin, de Dante, de Pétrarque ou de Boccace... Jove, avec son entregent et sa persévérance, réussit son pari.

Son Musée de Borgovico comptera au final près de 400 toiles. En 1546, il publie - en latin, langue européenne - un premier tome d’Éloges des hommes illustres consacré aux écrivains dont il a le portrait. En 1551, un deuxième tome - toujours en latin- inclut les hommes « qui se sont illustrés par leur courage à la guerre » : il y fait figurer des chefs de guerre antiques aussi bien que des souverains et des princes régnants. Dans cet aréopage de notabilités, on rencontre Romulus, Hannibal, Alexandre le Grand mais aussi François 1er, Henri VIII d’Angleterre ou Soliman le Magnifique. Jove a réussi un exploit : il a obtenu un portrait de Cortés. Pour avoir le plaisir de siéger dans ce panthéon laïc, antichambre de l’immortalité, et, qui plus est, sur un pied d’égalité avec Charles Quint, le conquérant du Mexique a fait une entorse à ses convictions qui lui avaient tout au long de sa vie interdit d’autoriser la reproduction de son image : quelques mois avant sa mort, il a consenti à faire exécuter son portrait. Sur les rives du lac de Côme, il toise de son œil sombre le monarque espagnol crispé dans son éternelle grimace. Cortés a pris la posture pour l’éternité. [2]

[...] L’évêque de Nocera a publié une Histoire de son temps, en latin, à Florence, en 1552, peu avant sa mort.

[…] le créateur du Musée publie le second et dernier tome de ses Éloges en 1551, son Histoire, l’année suivante. Son œuvre accomplie, Jove meurt à Florence le 11 décembre 1552, à l’âge de soixante-neuf ans.  » [3]

10 août 1793, inauguration du musée du Louvre

2 La réalisation
« L’un des premiers gestes de la Convention, en 1793, fut donc d’inaugurer le nouveau musée des arts, notre musée du Louvre, avec l’idée qu’une République se devait d’apporter l’art à tout le monde. Tout au long du XVIIIe siècle déjà, des moralistes comme Hume, Lessing ou Shaftesbury, avaient supposés qu’il existait un lien entre le beau et le bien, la moralité et le sens esthétique, le goût et la vertu. Cette idée de perfectionnement intellectuel et moral de l’homme par l’art guida les politiques culturels du nouvel État. La Convention regroupa les collections royales, ainsi que les œuvres prises aux aristocrates et aux congrégations religieuses, dans le vieux palais du Louvre. » [4]

3 Et si le premier Musée était né ailleurs ?
« Il existe, au moins à partir du 2e millénaire avant J.-C., dans des temples ou des palais, des lieux qui rassemblent des objets de différentes époques. Ces collections étaient constituées par des rois ou des membres du clergé et, en un sens, on peut parler d’une forme de dispositif muséal. Cependant il est difficile de parler de véritables musées au sens où on l’entend aujourd’hui, en particulier parce qu’un musée de nos jours est nécessairement ouvert au public avec une mission de diffusion des connaissances sur le patrimoine, ce qui n’était a priori pas le cas en Mésopotamie antique. Toutefois, la découverte d’espaces « de type muséal » au sein de la civilisation mésopotamienne est bien attestée et tout à fait remarquable. Par exemple dans la ville de Suse, en Iran, les archéologues ont trouvé une salle où étaient rassemblées des stèles et statues de grands souverains mésopotamiens. La réunion dans un même endroit de tant d’objets de provenances et d’époques diverses ne peut s’expliquer que par un choix délibéré.  » [5]

[...]

«  D’après les inscriptions élamites ajoutées sur ces objets, qui les vouent au dieu Inshushinak, on peut imaginer que la salle était localisée dans un temple. Dans la ville d’Ur, au sud de la Mésopotamie, un autre « musée » a été découvert dans trois des pièces de la demeure d’une grande prêtresse et fille de roi. Un des objets, un petit élément en argile, portait une copie d’inscription et l’archéologue Sir Leonard Woolley qualifie cet objet d’étiquette de musée, de cartel en somme. Dans les pièces d’à côté, les fouilleurs ont retrouvé des tablettes scolaires indiquant que ce « musée » était placé à proximité d’une école de scribes, suggérant une fonction peut-être éducative de ce lieu. » [6]

[...]

« Quand ils reconstruisaient ou rénovaient les temples, les rois de Mésopotamie faisaient effectivement faire des « fouilles » dans le but de retrouver les dépôts de fondation : des figurines magiques et des tablettes inscrites enfouies sous le sol du temple par le premier roi l’ayant fait construire. Ces objets protégeaient et sacralisaient le lieu. Les retrouver signifiait qu’on avait connaissance du plan de départ, inspiré par les dieux, qu’il fallait respecter. L’anecdote de Nabonide, surnommé « le roi archéologue » par l’assyriologue Dominique Charpin, est assez connue. Il a fait reconstruire le temple de Shamash, dieu du soleil, à Larsa. Il raconte comment il a retrouvé le plan d’origine, les fondations et même une inscription au nom du roi Hammurabi, plus d’un millénaire auparavant ! Il avait recruté des experts qui devaient restaurer le temple dans son état d’origine. En plus des premiers archéologues, on pourrait presque parler des premiers restaurateurs ! » [7]

Ailleurs, à deux pas de chez nous
Au Moyen-âge, on admire les merveilles de la nature rassemblées par les seigneurs dans des “serres” monumentales, les crocodiles empaillés ou les ossements de poissons gigantesques, tradition qui s’étend jusqu’aujourd’hui —il suffit de voir le nombre d’intérieurs décorés par la scie d’un poisson scie ou encore de défense de narval— Ces lieux sont les ancêtres de ce qui deviendra plus tard les cabinets de curiosité. Selon Léonard Dauphant [8], contrairement à ce que l’on pense, dès cette époque, la conscience du patrimoine était déjà là. Ainsi les gens savaient quelles sont les plus belles cathédrales de France. Il y eût même des débats publics pour déterminer laquelle était la plus belle et même si on ne l’a pas vue, on la connaît au moins de réputation. À tel point que les deux finalistes : Chartes et Amiens sont connus de tout le monde. Toujours selon cet auteur, elle naquit à la fin des grands chantiers de construction.

 4 Aurait-on oublié le rôle des Musées ?
« La Révolution fit de l’intérêt pour les œuvres un intérêt tout à fait général. Aux yeux des révolutionnaires, l’art, qui avait caractérisé la Grèce, la Rome antique, les Républiques libres d’Italie, était indissociable de tout véritable régime de liberté... L’un des premiers gestes de la Convention, en 1793, fut donc d’inaugurer le nouveau musée des arts, notre musée du Louvre, avec l’idées qu’une République se devait d’apporter l’art à tout le monde. Tout au long du XVIIIe déjà, des moralistes, comme Hume, Lessing ou Shaftesbury, avaient supposé qu’il existait un lien entre le beau et le bien [9], la moralité et le sens de l’esthétique, le goût et la vertu. Cette idée de perfectionnement intellectuel et moral de l’homme par l’art guida les politiques culturelles du nouvel État. La Convention regroupa les collections royales, ainsi que les œuvres prises aux aristocrates et aux congrégations religieuses, dans le vieux palais du Louvre. Elle donna le ton et prépara aussi de nombreuses autres spoliations d’œuvres d’art, dont furent victimes les pays conquis sous l’Empire, car ce ne fut que le fait de la reprise de ce principe, poussé jusqu’à son paroxysme et distorsionné : un Etat qui voulait représenter le plus haut degré du progrès humain se devait de recueillir le patrimoine de l’humanité.. » [10]

Selon Alistair Hudson, les musées ont été développés au XVIIIe et XIXe avant tout pour apprendre à regarder et à faire.

Pour aller plus loin
Histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe, XVIIIᵉ-XXᵉ siècle.
Objets du désir. Désirs d’objets - Histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe, XVIIIᵉ-XXᵉ siècle. L’invention du musée, de la collection... vue par Bénédicte Savoy
Collège de France, leçon inaugurale