Regard sur l’image

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- Point de vue sur le monde« Tout ce qu’il voit, il le voit mou »

,  par Hervé BERNARD dit RVB

« Tout ce qu’il voit, il le voit mou »

« Je connais un grand ramollisseur, un gars qui tout ce qu’il voit, il le voit mou, le ramollit rien qu’à le voir ; même pas en le regardant : lui, il ne le regarde pas, il voit, donc et donc il se balade en voyant des trucs et tout est terriblement mou et lui, il est content parce qu’il n’aime pas du tout les trucs durs.

À une époque, peut-être qu’il voyait dur, parce qu’il était encore capable de regarder, qui sait, et que celui qui regarde voit deux fois : il voit ce qu’il voit et en plus il est ce qu’il voit, ou au moins il pourrait l’être ou voudrait l’être ou voudrait ne pas l’être, manières toutes très philosophiques et existentielles de se situer dans le monde. Mais, un jour, vers ses vingt ans, ce gars a commencé à ne plus regarder parce qu’en fait il avait la peau toute fine et que les dernières fois qu’il avait voulu regarder le monde en face, la vision lui avait tailladé la peau à deux ou trois endroits et naturellement, mon ami a dit ça ne vas pas se passer comme ça, et alors un matin, il s’est mis à seulement voir, il s’est méticuleusement attaché à ne faire que voir, et bien sûr que depuis, tout ce qu’il voyait, il le voyait mou, il le ramollissait rien qu’à le voir, et il en était content parce qu’il n’aimait absolument pas les trucs durs.

C’est ça qu’un professeur de Bahia Blanca a appelé la vision trivialisante (...) »

Extrait de Nouvelles, histoires et autres contes, de Julio Cortázar,
collection Quarto, Gallimard