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Regard sur l’image

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- Rembrandt : Ecce Homo !Rembrandt et le visage du Christ, une exposition au cœur du réel

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Comme nous le rappelle la préface de l’exposition Rembrandt et le visage du Christ [1] la ressemblance au réel est l’un des critères essentiels de la définition de l’image occidentale. En effet, en s’étendant particulièrement sur le fait que Rembrandt aurait choisi un modèle juif pour réaliser plusieurs portraits du Christ dont, probablement, celui du tableau intitulé Les Pèlerins d’Emmaüs, ce texte nous rappelle combien la question de la ressemblance est au centre de l’image occidentale depuis la Renaissance.

Plusieurs auteurs de ce catalogue présentent ce choix d’un modèle juif et non d’un modèle européen comme le critère novateur de ces peintures. Ils s’étendent sur cette thématique au point d’affirmer que le choix de Rembrandt ferait de ces tableaux les premières représentations « réalistes » du Christ notamment en opposition à la vision byzantine. Pourtant, en adoptant ce point de vue, le débat sur la thématique de ces tableaux est biaisé. De fait, si toutefois ce choix d’un juif est important, les auteurs omettent de préciser qu’il existe deux ascendances juives : les ashkénazes et les séfarades. Hors, prouver que le juif choisi par Rembrandt appartient à la communauté séfarade reste difficile. D’autant plus difficile que Larry Silver et Shelley Perlove reconnaissent eux-mêmes que de nombreuses représentations de Rembrandt ont des allures ashkénazes (cf p 83 du catalogue). Par conséquent, le lien entre ce choix et le réalisme de cette série de tableaux devient très fragile si on le prend comme point de référence. Si l’on doit poser, ou plus exactement, s’il est possible de poser une typologie sur la face du Christ, elle est certainement de type séfarade, c’est-à-dire de type sémite. Voilà pour ce qui concerne la ressemblance physique. Mais, par cette définition, cette longue série de peintures, gravures, travail de long haleine (1629 à 1651, voire une période plus longue, si l’on se réfère aux œuvres d’atelier) ne serait-elle pas réduite à peu de chose si l’on se contentait d’un réalisme résultant du choix d’un modèle juif ? N’oublions pas que ces images sont des paraboles. En ce sens, elle ne sont pas réel et n’ont aucune prétention au réalisme si l’on définit celui-ci par l’art de reproduire ce que nous voyons. Elles sont avant tout une mise en image de l’Épopée du Christ.

 1 « Dieu créa l’homme à son image. »
Cette exposition réactive, si nécessaire, une problématique de l’image occidentale liée à l’une des premières phrases de l’Ancien Testament : « Et Dieu créa l’homme à son image. » Phrase au cœur de la question de l’image dans les trois religions du Livre [2]. Si l’on se réfère à la symbolique de cette phrase qui ne parle surtout pas de ressemblance physique mais de ce qui définit l’Humain au-delà de nos oripeaux, en quoi un Christ séfarade serait-il plus réaliste qu’un Christ caucasien ou qu’un Christ asiatique voire négroïde ? Faire d’un Christ revêtant les aspects d’un physique sémite, l’aboutissement de cet ensemble de peintures, c’est se contenter d’une interprétation à la lettre du texte biblique pour en écarter toute la valeur symbolique et par la même occasion, c’est faire une lecture trait pour trait de l’œuvre de Rembrandt. À notre sens, à ce stade, si toutefois, révolution il y a, elle ne réside pas dans le choix de ce modèle, dans la typologie de son visage mais, plutôt, dans la typologie sociologique. En effet, au moins depuis Van der Weyden, il est arrivé de donner au Christ le visage d’un contemporain du peintre voir de le peindre à l’image du peintre comme Dürer le fit. Cependant, plus généralement, ce contemporain revêt alors le visage d’un mécène ou encore du commanditaire du tableau et non celui de quelqu’un, qui d’après ce que les documents d’époque précisent, est issu d’un milieu social qui n’est ni celui de la noblesse ni celui de la riche bourgeoisie. Si, dans ces tableaux, à propos de la ressemblance, révolution il y a, elle ne réside pas dans un Christ représenté par un contemporain même juif [3] , elle résiderait plutôt dans ce choix d’un modèle issu du peuple.

Cette question de la représentation divine nous semble essentielle. En fait, elle fait aussi, référence à l’Ancien Testament, il s’agit de la condamnation de toutes les représentations divines [4], reprise elle aussi, par les trois religions du Livre. Cette question de la représentation divine est posée dès la Résurrection de Lazare (1630, Pl 3.12, p 96) : Dieu est de trois-quart, le peintre est derrière lui, nous avons là un profil perdu. La sainte Face est quasiment invisible, est-ce une manière de résoudre cette question ? Ici le Christ est visible mais n’est figuré par aucun visage. Comme si, par ce pas de côté, Rembrandt abordait prudemment la problématique de la ressemblance physique. Cette œuvre, la seule œuvre qui précède les Pèlerins d’Emmaüs, ceux de 1629, suggère que Rembrandt botte en touche. Avec une silhouette, la question de la représentation est évacuée.

Viennent ensuite les Pèlerins d’Emmaüs (p 128, pl 4.11), première version. Dans ce premier tableau traitant ce thème, la question est évitée à deux reprises : une première fois en optant pour le profil, et une seconde fois en optant pour le contrejour. Cette solution permet de confondre la lumière divine et la lumière de la bougie ou de la lampe. D’un certain point de vue, cette première représentation des Pèlerins ne représenterait pas réellement le Christ, c’est nous qui ferions le travail d’interprétation guidé par le titre. La figure divine n’est pas figurée et le rayonnement autour de la tête n’est pas plus clairement celui de la lampe que celui du Christ.

Première version des Pèlerins

Il est important de noter que dans cette première version des Pèlerins, aucun indice pictural n’indique que nous sommes en présence du Christ, voire du Christ ressuscité, après tout cette scène pourrait tout aussi bien représenter les deux pèlerins rencontrant l’un des leurs avant ou après la rencontre avec le Christ ou encore une scène de repas ou de conversation autour d’un table, un soir à la lueur d’une bougie. Seul le titre en faisant référence aux Évangiles indique la présence du Christ dans le tableau au contraire de la gravure relatant la résurrection de Lazare, qui, parce qu’elle nous montre Lazare se redressant pour sortir du tombeau implique que le personnage qui le bénit est bien le Christ. Ce travail d’interprétation est d’autant plus important que rien n’évoque dans cette scène le pain rompu à l’encontre des écrits de Saint Jean. Ces tableaux nous rappellent que voir une image c’est avant tout croire.

De ce point de vue, le dessin à la plume intitulé Le souper à Emmaüs (1630-1633) de la même époque (p 7,pl 1.4 du catalogue, coll. Harvard Museum/Fogg Museum) est plus « figuratif » Le rayonnement du Christ, tel qu’il est représenté est, incontestablement, un rayonnement en provenance de la tête du Christ. Il part bien de la tête du Christ et va frapper les autres personnages de la scène. Cependant, avec le clair obscur, la représentation de la sainte Face est toujours esquivée. Quant à la personne au pied du Christ, dans ce dessin à la plume, à côté de sa chaise, elle peut tout aussi bien être tombée par maladresse que tombée à la renverse face à la présence du Christ. Certes, nous sommes encore loin de la mise en scène trait pour trait des mots de Saint Jean avec le Christ à Emmaüs (1634, p 6, pl 1.3) mais nous en approchons progressivement.

Cette approche prudente du sujet par Rembrandt peut être interprétée de différentes manières :
- Rembrandt est effrayé par le sujet, il n’ose l’aborder de front, il s’essaye avant de se jeter à l’eau ;
- tout tourne autour de la question d’oser, d’avoir l’ambition, voire la prétention de représenter la figure du Christ . la peur de critiques religieuses voire d’une condamnation l’amène à pratiquer ce que l’on appellerait, aujourd’hui, une politique des petits pas, en inventant avec cette première représentation des pèlerins d’Emmaüs, de possibles solutions de replis. N’oublions pas qu’à cette époque, la question de la représentation de Dieu au Pays-Bas reste complexe et qu’elle marque l’une des ruptures entre Protestants et Catholiques. Ainsi l’été 1566, à peine 60 ans avant la première version de Lazare. Les Pays-Bas voient la destruction d’un nombre important de sculptures et de peintures réputées idolâtres [5]. D’ailleurs, Jan Victors (1639-1376, élève de Rembrandt) ne peint que des scènes de l’Ancien Testament en raison de ses positions personnelles à propos de l’idolâtrie.

Peinture flamande de Van Dollen (1566) représentant le décrochage par les protestants, des tableaux et des statues dans les églises catholiques des Pays-Bas. Recourir à l’image d’une église ornée d’images et de statues pour dénoncer l’idolâtrie reste quelque peu paradoxal. coll Rikjsmuseum.
D’une certaine manière, cette peinture annonce cette citation de Louis XIV « Gouverner pour se mettre en scène ou se mettre en scène pour gouverner »

À partir de 1634, la représentation de la figure du Christ ressuscitée n’est plus esquivée. En effet, avant cette date, d’après l’exposition, il n’existerait qu’un Christ de face, une peinture représentant elle aussi la scène où Lazare sort de sa tombe. Dans l’œuvre de Rembrandt, cette peinture appartient aux quelques peintures représentants le Christ d’avant la Résurrection.

 3 La représentation divine et le protestantisme
Autre point surprenant de cette interprétation d’un portrait du Christ sur le motif, Rembrandt est un calviniste protestant et l’on connaît la frilosité des calviniste à l’égard de la représentation divine. Certes, ici, on est en présence d’une représentation du Christ et non de Dieu le Père ce qui marque un décalage certain. Cette frilosité est d’autant plus forte que le protestantisme des Pays-Bas est d’obédience calviniste. Et, les positions calvinistes sur la question de l’image sont beaucoup plus rigoristes que celle des luthériens. En effet, il existe au moins un portrait de Luther (cf Regard sur l’image p 246) et celui-ci convient de l’intérêt pédagogique de ce types d’images tandis que Calvin reprendra à son compte l’interdiction de représenter Dieu y compris mentalement. Ainsi Calvin et Zwingli considèrent que les images ne peuvent être la Bible des illettrés. Certains calvinsites tel : Carlstadt et Haetzer iront même jusqu’à dire que Dieu détruit les idoles et récompensent ceux qui les détruisent [6].

Que Rembrandt cherche-t-il à représenter ? L’historicité du Christ : juif vivant en Palestine occupée par les Romains aux environs des années 30 ap J-C ou la symbolique du Christ ressuscité ? Pour la représentation du Christ, on considère à l’époque de Rembrandt qu’il y a la fameuse lettre de Lentulus, "écrite" à l’époque du Christ. Quel est le sujet de la figuration ? La véracité historique n’est à aucun moment le sujet, le thème de cette longue série. Si le sujet de cette figuration est la trans-figuration (le tiret n’est pas une coquille) du Christ, quel est le sujet de la figuration en général ? Si la véracité historique était le sujet choisi par Rembrandt, dans ce cas, dans le Christ devant Ponce-Pilate (1636, p 135, Pl 4.16) la ville derrière la scène ne serait pas un mélange de Rome et de la Hollande et les soldats n’auraient par l’apparence de paysans hollandais tandis que les gradés ressemblent plus ou moins à des Romains.

Une autre interprétation de cette évolution de la représentation du visage divin vers une visibilité de plus en plus grande serait une distanciation progressive du dogme protestant. À moins d’oser une hypothèse et affirmer que ces représentations du Christ ne soient, cette fois, non pour un disciple du Christ comme le veut le genre, mais pour le spectateur un « noli me tangere ». De fait, dans ces représentations, nous ne pouvons que croire que ce nous voyons et que ce que nous dit le peintre. Par ces tableaux, dessins, encres.... Rembrandt affirme : « Ceci est l’image du Christ » et toucher le tableau ne confirmera ni n’infirmera en rien son contenu ou son titre. Quel qu’en soit l’interprétation, la nouveauté de ces visages du Christ résiderait dans l’affirmation d’un objectif de représentation du Christ et, par conséquent, de son humanité au-delà de la Résurrection. Qu’il soit peint d’après un modèle juif donne un peu de piment à l’affaire mais ne change rien au fondement de la question : comment représenter le Christ ressuscité ?

À ce stade, il nous faut remarquer que mis à part les deux représentations de Lazare ressuscité et d’un Christ en Croix, l’œuvre de Rembrandt se distingue justement par l’absence de tableaux figurant le Christ fait chair, c’est-à-dire du Christ d’avant la Résurrection. Ainsi, aucun tableau de ce peintre, à notre connaissance ne figure le Christ de l’enfance. Rembrandt, en nous présentant le Christ dans sa plénitude divine (vainqueur de la mort), ce qui est d’ailleurs le cas pour la résurrection de Lazare, nous interrogerait-il ou s’interrogerait-il sur le mystère de la Résurrection ?

Nous vient alors une autre hypothèse, à travers cette série, Rembrandt cherche à représenter la Transfiguration, dans ce cas, une représentation du Christ dans un intérieur hollandais (Pl 1.12 p 21 du catalogue) est parfaitement cohérente avec son objectif et le reste de l’exposition. On remarquera la date tardive de ce lavis : 1652. Cette permanence du Christ ressuscité et son atemporalité catholique -c’est-à-dire sa vocation d’universalité, qui le rend universel, répandu dans tous les lieux- autorise parfaitement Rembrandt à peindre le Christ à côté d’un globe terrestre lui-même symbole, à l’époque et encore de nos jours de cette universalité géographique. Tout comme habiller Marthe et Marie dans une tenue hollandaise d’époque répond à cette même logique d’universalité et n’a rien à voir avec un quelconque anachronisme.

Il semble bien que « Le Verbe fait chair » ne soit pas le sujet de Rembrandt. Le paradoxe de Rembrandt pourrait résider dans le choix de peindre un Christ ressuscité « d’après nature » (voir le titre de la série « tête du Christ, d’après nature »). Contrairement à Véronèse qui peint Les Pèlerins d’Emmaüs en 1559, Rembrandt ne s’embarrasse pas d’anecdotes, et va droit à l’essentiel : deux disciples, une évocation du voyage par le choix de l’auberge comme décor et la Cène est rejouée. Cette volonté d’aller droit au but caractérise l’ensemble de ces représentations du Christ. On retrouve cette même évolution vers le dépouillement dans la seconde version du Christ apparaissant en jardinier (1651). Ce dépouillement est d’autant plus frappant que le décor de la première version (1638) est particulièrement soigné. De même, en 1644 le Christ et la femme adultère avec l’absence de réalisme dans les décors (Pl 3.6, p 84) puisqu’ils sont contemporains du peintre et non du Christ. Là aussi, on peut supposer qu’il s’agit de la représentation de l’universalité du message du Christ en rappelant à ses contemporains l’actualité de ce message. L’ensemble de ce travail serait alors caractérisé par une oscillation entre un premier mouvement de dépouillement, une austérité qui ferait référence au protestantisme que l’on retrouverait dans la disparition des décors. Austérité liée à la contemplation et à une concentration sur l’essentiel. Tandis qu’un second mouvement tendrait vers une mise en scène de l’universalité du message du Christ ?

 4 Peindre sur le motif
Fondamentalement, cette exposition pose la question du sens de l’expression : « Peindre d’après nature », d’après un modèle vivant. En effet, les experts de l’époque en identifiant un certain nombre de ces portraits comme étant des portraits faits sur le vif, d’après la tête du Christ, pour traduire l’expression flamande nous amène à nous interroger, une fois de plus, sur le réel et l’image. Bien entendu, il ne s’agit dans ces dessins et tableaux aucunement du réel du Christ. Pour Rembrandt, s’il est hors de question de remettre en cause la réalité du Christ. Il est tout autant hors de question de vouloir le représenter. Ne soyons pas naïf, dans cette définition de ces peintures, il n’y avait aucune prétention à faire le portrait du Christ. Prétention qui, si Rembrandt l’avait eue, aurait fait de lui un idolâtre -aussi bien dans le monde calviniste que dans le monde catholique- et l’aurait exposée à une condamnation immédiate. Certes, cette désignation a été rédigée par les huissiers mais est-ce Rembrandt qui leur a dictée ou suggéré ce terme ? L’on-t-il repris par commodité pour distinguer certains tableaux de cette longue liste de représentations du Christ et d’autres qui n’auraient pas été peint sur le motif ? Dans le cas où Rembrandt serait l’auteur de ce titre, la révolution impressionniste serait précédée d’au moins une autre révolution qui, elle aussi, nous interroge sur le sens de cette expression : « Peindre sur le motif ». Ce qui nous ramène à la question de l’image et du réel.

Plus largement, la question de l’image figurative serait-elle celle d’un « nole me tangere » laïc [7]. En effet, en regardant une image, nous ne pouvons que voir quelque chose qui résonne en nous comme la réalité et toucher la peinture ne nous permettra aucunement de vérifier l’exactitude de cette représentation. Il nous faut croire que cette image est celle du réel comme il a fallu à Marie-Madeleine, dans le Jardin des Oliviers, croire qu’elle était bien en face du Christ sans pouvoir le confirmer par un contact avec la corporéité, « privilège » réservé à Saint Thomas.

C’est pour cela que nous affirmons que l’image est un appeau à réel (Regard sur l’image p 308). Nous aussi, nous voudrions bien pouvoir toucher du doigt la réalité d’une représentation picturale et c’est ce qui nous est interdit par l’inutilité de ce toucher. En effet, à aucun moment, cet acte n’infirmera ou ne confirmera la réalité d’une image même si cette image côtoie le sujet représenté. Toucher l’objet image ne fait que confirmer l’existence de l’objet et ne confirme en rien la véracité de l’image. C’est cette impossibilité de toucher qui fait de l’image un appeau et le sort de celui qui se laisse prendre dans ses filets n’est pas plus enviable que celui du canard attiré par l’appeau. Appeau qui l’arrête au-dessus de l’étang et l’amène à se poser plutôt que de continuer son chemin. Arrêt qui lui sera fatal.

L’image est un appeau à réel qui fait tomber sa victime dans le piège de l’iconicité, de la lecture mot-à-mot, trait-pour-trait. Ainsi, quand certains interprètent la plante située le long et à droite de la fenêtre (cf pl 3.3 p 80 du catalogue) comme une vigne alors que cette plante peut tout aussi bien être de la vigne vierge, du lierre voire même le feuillage d’un arbre qui par les hasards de la parallaxe donne l’illusion de grimper le long du mur, ils se font piéger par cet appeau. De même, cet appeau à réalité fonctionne tout aussi bien avec le baldaquin de la Cène d’après Léonard de Vinci (Pl 3.4 p 81) qui, certes, est une référence aux tableaux de son prédécesseur cependant, nous ne pouvons oublier que ce baldaquin est tout simplement et avant tout un symbole de pouvoir et c’est pour cela que Léonard de Vinci l’avait choisi. Donc, là aussi, hormis le titre, rien ne nous indique que ce tableau est une reprise de la Cène de Léonard de Vinci, ce baldaquin pourrait avoir tout autant été choisi pour sa valeur symbolique.

Cet appeau à réel fonctionne tout aussi bien avec L’incrédulité de saint Thomas (1634, Pl 4.5, p 117) ou ce que d’aucuns interprètent comme l’’incrédulité de saint Thomas . Si l’on se réfère à la position des protagonistes et notamment à la main du Christ, ce tableau serait alors la representation de la stupéfaction de saint Thomas, qui n’en revient pas d’avoir touché le Christ ressuscité à moins que tout simplement, il n’en revienne pas d’avoir osé toucher le Christ. De fait, ce tableau plutôt que de marquer l’incrédulité, deviendrait alors pleinement le témoignage de la Résurrection au même titre que les Pèlerins d’Emmaüs. À moins que, saint Thomas, à cette invitation à toucher, n’ose le faire comme nous le signale l’Évangile. Le Christ s’apprêterait alors à saisir cette main pour la poser sur la plaie. Comment être incrédule face à l’évidence ? Avant ou après avoir touché ? Là n’est pas la question ! Que la position de la main du Christ suggère plutôt une invitation à toucher ou qu’elle soit une main qui a accompagnée celle de Thomas et qui serait en retard pour se retirer, peu importe ! Nous ne choisirons pas entre ces deux hypothèses qui nous séduisent tout autant l’une que l’autre. Et si nous nous laissons entraîner par le fil de notre imagination, nous vient alors une image : ce portrait de saint Thomas serait-il un autoportrait symbolique de Rembrandt s’étonnant d’avoir osé représenter le Christ ?

Alors, quel est le sujet de cet ensemble de peintures, dessins, encres et eaux-fortes ? Nous pensons que leur thématique est : le Christ est-il différent avant et après sa Résurrection ? Et cette question est une question essentielle sachant que le Christianisme fait de la vision la preuve suffisante de l’existence du Christ ressuscité. Et cette évidence pourrait expliquer le nombre de peinture intitulée « noli me tangere » tout comme le nombre de représentation des pèlerins d’Emmaüs car ces deux thématiques évoquent la preuve de visu de cette existence du Christ ressuscité. À partir de cette lecture, à notre sens, la symbolique de ces tableaux, qu’ils soient de Rembrandt ou non remet en cause la conception de l’image comme chose réservée à l’édification des illettrés. En effet, s’il suffit de voir pour croire, l’image ne peut être réservée aux illettrés. Il est inutile de toucher le Christ et par extension le tableau, le regarder suffit à soi tout seul pour confirmer que ce que nous voyons est bien ce que nous voyons. D’une certaine manière, simultanément le Christ prône la croyance en l’image. Alors ne pourrait-on pas dire que, symboliquement, le Christ ressuscité se présente comme une image c’est-à-dire qu’il ressemble à « l’original » : le Christ fait homme mais n’est pas identique puisqu’une fois ressuscité, il redevient pleinement divin. Ce noli me tangere consacre le christianisme comme une religion iconique. En fait, nous sommes face à un tableau figuratif, comme les disciples confrontés au Christ ressuscité, toucher ne sert à rien, nous devons, à la lettre, « en croire nos yeux ».

 5 Figuration et représentation
La plaie du Christ donne à voir l’invisible, l’inmontrable-indicible : la Résurrection. Cette plaie exhibe la présence de la résurrection tout comme la Cène rejouée dans les Pèlerins d’Emmaüs exhibe cette présence de la Résurrection. Cette représentation tient lieu d’une absence, celle du Christ fait homme. En cela, elle est pleinement une image. Par cette plaie et par cette répétition de la Cène, le personnage représenté par Rembrandt, certifie qu’il est bien le Christ ressuscité tout comme le Christ des Évangiles certifie que le Christ rencontré par saint Thomas est bien le Christ ressuscité et que ce personnage et le personnage crucifié font bien une et une seule même personne. La Cène rejouée et la plaie représentent l’absence, c’est-à-dire l’impossibilité de figurer la Résurrection. En effet, ces deux scènes marquent la différence entre le Christ d’avant et d’après la Crucifixion : il a cette plaie au côté et il est celui qui a initié la Cène. C’est donc bien le Christ, l’image le certifie.

Les disciples d’Emmaus
Seconde version des Pélerins

 6 La représentation d’un Christ paisible est-elle une innovation ?
Et c’est parce qu’il est fort de cette résurrection que le Christ peut-être paisible tel celui qui sait au plus profond de lui-même que son père ne l’a pas abandonné même s’il a cru le contraire. Il est certain que ce Christ paisible marque l’opposition avec Dieu le Père tel qu’il est décrit dans l’Ancien Testament mais représente aussi une autre face de sa divinité.

Ce qui nous amène à l’une des séries composant cette exposition et dont la thématique est commune à de nombreux peintres contemporains de Rembrandt. Nous voulons parler de Ecce Homo (Voici l’homme !) expression utilisée par Ponce Pilate dans la traduction de la Vulgate de l’Évangile de Jean (19:5) lorsqu’il présente à la foule, Jésus battu et couronné d’épines. Là aussi, il est possible de faire une autre interprétation de ce Voici l’Homme ! celle d’un Christ souffrant dans son corps d’homme comme le montre le Christ crucifié de Antonello da Messina ou encore celui de Rembrandt (p178, PL 7.1). Cependant, si l’on observe simplement le nombre d’œuvres, il semble logique d’affirmer que Rembrandt a opté pour représenter un Christ fort de sa Résurrection. Cette force tranquille de la certitude de ne pas avoir été abandonné par le Père. Certes, à un moment donné, sur la Croix, le Christ a pu douter mais, n’est-ce pas bien humain de douter dans une telle situation !

 7 Conclusion provisoire
C’est ce même appeau à réalité qui fait croire à certains que dans le Christ chez Marthe et Marie, Rembrandt aurait opté pour l’interprétation classique d’une mise à l’’écart de Marthe. À notre, sens, Rembrandt réalise avec ce tableau, une des premières représentation de ce qui deviendra avec la photographie le flou de bougé. Et ce flou n’est pas celui d’une mise à l’écart mais celui qui traite de l’affairement de Marthe. Accueillir le Christ, ses amis et ses disciples n’est pas une mince affaire pour une femme seule dans ces temps où les préparations instantanées et autres plats congelés n’existent pas....

L’image, la représentation, à l’époque de Rembrandt ; présuppose que l’on présente quelque chose que l’on connait, à l’exception notable de J Bosch, que l’on a à faire à quelque chose que l’on a déjà vu. Du jamais vu, comment le représenter ? Cette série interroge alors la question de la représentation de l’inconnu. Pour Rembrandt comme pour nous, qui nous n’avons pas plus que lui vu de personne ressuscitée, la Résurrection, si toutefois nous y croyons, demeure le grand inconnu à la fois dans son déroulement événementiel et dans sa durée.

Le choix de Rembrandt est paradoxal, c’est en optant pour une représentation du Christ ressuscité « d’après nature » qu’il questionne l’identité du Christ fait Homme. C’est en écartant la kénose [8] qu’il l’interroge simultanément tout en questionnant la Résurrection. Nous vient alors une question :

Où se situe la kenosis de l’image ? C’est-à-dire en quoi l’image abandonne-t-elle pleinement sa réalité pour devenir image ? Tout comme Dieu en devenant le Christ, c’est-à-dire humain abandonne-t-il, se vide-t-il de sa divinité. La Résurrection est le foyer, au sens optique, de la Transfiguration. Où se situe le foyer de l’image, ce point aveugle. Certes, l’image doit abandonner le réel pour mieux le représenter mais comment fait-elle au-delà de la question du passage d’un monde à trois dimensions à un monde en deux dimensions. La virtuosité pure de la représentation, comme nous le rappelle les peintres pompiers ou les hyperréalistes n’est pas nécessairement un gage de talent. Comment cette perte de dimension rend-elle l’image réaliste ? Quelle est le rôle de la sensation, de l’émotion dans ce sentiment de réalisme ? Comment s’associe-t-il à l’imagination qui reconstitue, invente des détails et en écarte d’autres. Ainsi, qui, parmi nos contemporains a remarqué que la Liberté guidant le Peuple avait des poils sous les aisselles et ce sont ces poils qui firent scandale lors de son apparition et non son aspect dépoitraillée ? Pour ma part, je dois avouer que je ne les avais pas vu avant que l’on ne me le fit remarquer.

(c) Hervé Bernard 2011

- Les Protestants et l’image

- Du modèle au modelé

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