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- Faut-il déboulonner Médée ?

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Faut-il déboulonner Médée ?

Préambule
La contre-réforme a modifié de nombreuses peintures, fresques et sculptures. Ainsi, les fresques de la Chapelle Sixtine ont été partiellement rhabillés et les sexes de nombreuses statues ont été recouvert de feuille de vigne.

Médée déboulonnée
© Hervé Bernard 2021

Introduction
« Si toute écriture de l’histoire est porteuse de mythes, ceux de l’historiographie nationale sont particulièrement flagrants. La geste des peuples et des nations a été écrite sur un mode semblable à celui des statues installées sur les places des grandes métropoles qui se devaient d’être massives, exprimant la puissance, porteuses d’une héroïque magnificence. » [1]

Aujourd’hui, certains monuments célèbrent des épisodes historiques réinterprétés à l’aune de nouveaux critères qui les transforment en des évènements négatifs. Faut-il pour cela déboulonner ces statues ? Si nous répondons par l’affirmative, outre les esclavagistes, les personnages au parcours ‘’ chaotiques ’’ (euphémisme) comme Pétain, Jean-Jacques Rousseau [2] ou encore Voltaire,… nous allons devoir faire tomber de leur piédestal presque tous les personnages de la mythologie grecque. Le personnage de Médée, parmi tant d’autres, en est l’illustration.

Médée et la Métamorphose / Medea and the metamorphosis
© Hervé Bernard 2021

Rappel autour de Médée, un miroir de la Vierge
Cette femme, pilier du mythe des Argonautes, fille d’Éétès (roi de Colchide) et d’Idyie (la plus jeune des Océanides) est responsable du parricide de Pélias, Roi d’Iolcos et oncle de Jason, son compagnon.

Dans la version d’Euripide et d’Apollonios de Rhodes, son histoire est une succession de meurtres ponctués de fuites à travers la Grèce. Non contente de cet impressionnant tableau de chasse, elle tue aussi son frère Éétes, le dépèce et le lance en morceaux sur les poursuivants des Argonautes [3] afin de les retarder et ainsi les empêcher de reprendre La Toison d’Or volée à Éétès, par Jason et Médée. Son destin la conduit à ne pas s’arrêter en si bon chemin. Elle est aussi l’auteur du meurtre de ses deux (ou trois, selon les versions) enfants et de la seconde compagne de Jason. Certains affirmeront qu’elle tue ses enfants parce que Jason la “jette” car elle a perdu, à ses yeux, toute utilité dans sa “gestion de carrière”. Cette anachronisme est là afin de souligner que l’anachronisme nous attend à chaque relecture d’un mythe, d’un combat ou de l’itinéraire d’un héros.

Cependant, les versions du mythe précédant celle d’Euripide ne relatent aucun infanticide. Dans ces versions, les enfants seraient déposés dans un temple, lieu de pèlerinage dédié à Era. Euripide serait-il l’inventeur de ces infanticides ? Qui croire ?

Un tel parcours en fait une figure diamétralement opposé à celle de la Vierge, un miroir négatif. Par leur ’’excès’’, ces deux figures de la féminité nous interrogent sur la maternité. L’une dans son rejet potentiel de ses enfants, l’autre dans son dévouement. Ce rejet de la maternité, interprétation possible du mythe, est loin d’être un cas unique comme le montre l’actualité contemporaine et malgré le confinement de la femme au rôle de mère porteuse dévouée à ses petits.

Médée, le monde fracasé / Medea, the smashing world
© Hervé Bernard 2018

- État des lieux
 Médée est responsable du parricide d’Éétès ;
 elle commet un fratricide et éparpille le corps de son frère pour ralentir les poursuivants ; par cet acte, celui-ci sera sans sépulture et de ce fait condamné à errer éternellement dans les limbes ;
 elle commet deux ou trois infanticides ;
 pratique l’avortement sur elle-même puisqu’un elle tue son troisième enfant en plongeant un glaive dans son giron, cf la mosaïque de Pompéi ;
 tue, Créuse, la seconde femme de son mari ;
 pour couronner le tout, c’est une sorcière !

Cette liste, ce parcours justifie le bannissement de Médée de nos bibliothèques, de nos salles de cinémas et de nos opéras. Elle bafoue les lois de son temps et elle continue à bafouer les lois contemporaines. En fait, c’est une ‘’asociale’’ qui ne respecte aucune des valeurs de la société grecque et pas plus celles de notre société. Certes, très peu de peintures et très peu de sculptures la représentant sont peintes ou sculptées après le XIXe siècle. Cependant, au cours du XXe siècle, les mondes de la musique, de la littérature continueront de la célébrer. Quant au cinéma, il racontera son histoire à au moins quatre reprises. Enfin, en France, le huitième art, lui consacrera pas moins de quatre albums. Cette femme, son histoire, nous fascine, c’est indéniable.

Cette histoire justifie l’éradication de ses statues, sa suppression du Jardin des Tuileries ?

Un problème de médiation ?
Les monuments sont un moyen de mettre en commun notre histoire. Le déboulonnage interroge cette mise en commun. Détruire ces monuments, ces statues, c’est, abolir ce possible au prix d’un anachronisme probable. Certes, cette mise en commun variera selon les époques et les auteurs mais ce sont ces variations qui engendreront un débat malgré, parfois, des incohérences dans ces interprétations. Supprimer ces statues, c’est, au mieux, compliquer cette mise en commun de notre histoire et au pire, l’interdire. Mise en commun ne signifie pas nécessairement consentement et approbation. Cependant, sans mise en commun, c’est-à-dire sans dialogue, il devient impossible de remettre en cause ‘’nos’’ actes passés. La question n’est pas de savoir s’il faut ériger une statue à Colbert ou Voltaire, ou plus exactement s’il faut conserver les statues déjà existantes, pour ne citer que deux personnalités sujettes à cette mise à bas.

Médée intriquée / Intricated Medea
© Hervé Bernard 2021

Déboulonner la statue du général confédéré Robert Lee [4] située à Richmond (États-Unis) contribue-t-il à un meilleur traitement des noirs des États-Unis et à un meilleur enseignement de l’histoire ? Certes, au fil du temps, cette statue est devenue un symbole de l’oppression noire.

Ces déboulonnages contribuent à un effacement de l’histoire, ils sont une forme de négationnisme par la bien-pensance. « Ceux qui oublient le passé sont condamné à le répéter. » phrase gravée à l’entrée de Dachau. Dachau que l’on pourrait, par certains aspects, détruire tout comme les statues des esclavagistes. L’amnésie est ce qui interdit de « traiter correctement le passé dans l’intérêt de l’avenir. » [5] Travailler sur le sens n’est-il pas plus efficace ? Faire table rase du passé, l’expression est excessive, est-il un moyen de faire connaître les méfaits de Staline, des négriers de la traite des noirs ?

Pour lutter contre cette amnésie, créons de nouveaux sens, la statue de Louis XIV peut devenir le symbole des victimes des guerres menées tout au long de son règne. Il “suffit” de changer le cartel, l’enseignement de l’histoire ou encore de transformer la statue comme nous le montre Christo ou encore les statues des Tuileries ou du parc de Versailles emballées par les jardiniers. Un voile transforme le sens. Emballer peut suffir, pas besoin de transposer, transporter. Enlever, éradiquer est-il une solution ?

Démonter ou transformer par une histoire racontée. Le premier se ‘’contente’’ de détruire ou de faire disparaître, le second construit une conversion du regard par l’émergence d’un nouveau sens. Regarder autrement est une réponse comme l’a suggéré Joseph Beuys à propos du mur de Berlin [6]. Plutôt que de les abattre transformons les symboles.

« Tous les chagrins peuvent être supportés si on les transforme en histoire, si on raconte une histoire sur eux. » [7] La statuaire et, plus largement, les œuvres artistiques au même titre que bien d’autres œuvres humaines sont le support de cette histoire.

Épisode vécu
À propos du déboulonnage, les hasards de la vie ont fait que l’on m’a un jour demandé de présenter le Jardin des Tuileries a des élèves d’un lycée technique. Quand je les rencontre, je commence par leur parler de la perspective —ils sont dans un lycée technique la perspective, cela devrait leur parler— de l’histoire du Jardin et au bout de cinq minutes, je comprends que « cela ne va pas le faire ». Dans un quitte ou double, je les emmène au pied de la statue de Médée que je présente ainsi : « voici l’inventrice du divorce foireux et de l’avortement ». Tout à coup, leur attention est captée et on commence à parler des relations homme-femme dans un couple, du rôle de chacun, de la place des enfants dans un divorce en m’appuyant sur le mythe et, en leur faisant comprendre son actualité. Cette expérience montre que la médiation du monument est en fait le vrai sujet du débat.

Statues, monuments ou cicatrices
Ces statues, ces monuments sont pareils à des cicatrices. Si vous subissez un accident grave et que celui-ci n’engendre aucune séquelle, vous pouvez être amenés à douter de vos souvenirs. Supprimer ces statues, ces monuments revient à éradiquer ces cicatrices. Il n’est pas certain qu’être blessé à mort et n’en conserver aucune séquelle soit une chance.

Le cas Jefferson
L’histoire du Général Lee est un cas relativement simple, cependant, quand il s’agit du président Jefferson, les choses se compliquent. En effet, l’auteur de la Déclaration d’indépendance, inspirateur de Lafayette, auteur de la Constitution française, était aussi propriétaire de 600 esclaves noirs. En France, elles se compliquent d’autant plus que sa statue est située à l’entrée de la passerelle Léopold Sédar Senghor, coté du musée d’Orsay [8]. Devrons nous suivre l’exemple américain ? Sa statue a été retirée de la salle du conseil municipal en octobre 2021 ? Cependant, les choses sont encore plus compliquées qu’il n’y paraît. En effet, il se trouve que le président Jefferson a accordé la citoyenneté aux juifs et les États-unis sont donc le premier état au monde à la leur accorder. En plus, le commanditaire de cette sculpture, Uriah Levy deviendra le premier juif officier supérieur dans la marine américaine. [9]

En guise d’épilogue
Déboulonner, c’est effacer le passé. Où et quand s’arrête-t-on ? Comment ne pas imaginer que ces déboulonnages engendreront des sectarismes. Revenons, au Général Lee et à la ville de Richmond. Sommes-nous allés suffisamment loin dans ce “nettoyage” ? La ville de Richmond reste la capitale des États confédérés pendant la guerre civile, elle reste donc un symbole de l’oppression noire. Ne faudrait-il pas la débaptiser ?

À la base du déboulonnage il y a l’idée de Se battre contre l’Un de l’Histoire pour la Relation des histoires. » [10]. Or déboulonner, est une manière de construire un autre Un, en miroir, en opposition, qui sera donc, lui aussi, générateur de conflits, de nouveaux deuils symboliques ou non. Comme l’exprime la poétesse caribéenne NourbeSe Philip « notre entrée dans le passé se fait par la mémoire, qu’elle soit orale ou écrite. » Déboulonner, c’est détruire non seulement une trace, une mémoire du passée mais, surtout, une porte d’entrée dans ce passé. C’est faire obstacle à la nécessité des voix multiples, transpatiales et transtemporelles. C’est recréer un monde univoque en miroir et, le miroir, interdit l’émergence d’un monde pluriel. Il n’est que l’opposé qui conduit rapidement à l’opposition.

Comment transformer ces monuments, ces statues en lieu de mémoire est peut-être la réponse au déboulonnage. « Ceux qui oublient le passé sont condamné à le répéter. » comme nous le rappelle l’entrée de Dachau mais aussi l’actualité française,

« Le dépassement des blessures du passé n’est ainsi envisageable que s’il est dit, recréé, et réimaginé au cœur même des espaces mémoriels. » Myriam Moise [11]. Le déboulonnage ne fera jamais l’économie de la médiation. Il nous laisse croire que l’on s’épargne des conflits alors que l’on ne fait que les enfouir un peu plus. C’est une mauvaise gestion du conflit.

« La fonction politique du raconteur d’histoire, historien ou romancier, est d’enseigner l’acceptation des choses telles qu’elles sont. De cette acceptation, que l’on peut aussi appeler bonne foi, surgit la faculté de jugement. » [12]. Parler, c’est aussi agir.

« En prétendant nettoyer l’espace public, on court le risque de ne plus garder vivantes les luttes qui font l’histoire politique des sociétés. » [13]. En déboulonnant, on crée un temps sans passé mais si le passé est inexistant, l’avenir peut-il exister ? Comme le montre le cas de Jefferson, le manichéisme est une simplification qui interdit de penser. Cette éradication du passé serait-elle une tentative d’annihiler la honte de certains évènements. C’est en tout cas l’accusation qui, tel un couperet de guillotine, tomberait sur le peuple allemand s’il proposait de détruire les camps sous prétexte que ceux-ci sont honteux. Pour guérir d’une honte, comme toutes les maladies, la première étape est de reconnaître son existence puis de s’en souvenir.

« Pour progresser, il faut conserver. » [14] « Sur la question mémorielle, nous sommes sommés de choisir entre fierté et repentance. » [15] Contrairement aux propos du président de la République, il ne s’agit ni de choisir entre la fierté et la repentance et/ou de vouloir « la vérité et la reconnaissance ». Il s’agit de se souvenir pour échanger et dialoguer. Les monuments pour se souvenir et échanger, dialoguer et non pour célébrer la “victoire" de l’un au mépris de la “défaite” de l’autre. Là encore sortir du manichéisme. « Quand vous ne vous souvenez pas, vous répéter. » [16]. Même si se souvenir ne protège pas de la réplétion, se souvenir nous aide à voir la répétition et alors, nous choisirons, peut-être, de ne pas recommencer.


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- Médée, relecture

- Un monument est-il une image ?