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- Véronèse, l’image et la Sainte Inquisition V2

,  par Hervé BERNARD dit RVB , info 1 commentaire

Les problèmes posés par le sens des images sont loin d’être contemporains comme le pointe le compte rendu du procès intenté à Véronèse en 1573 par le Tribunal de l’Inquisition de Venise.

1 Le Procès
Ce procès fait suite à la livraison au couvent de Dominicains de l’église Santi Giovanni e Paolo à Venise de la fresque intitulée Le Festin chez Levi. En fait, cette fresque correspondait à l’origine à la commande par ces derniers d’une Cène ou selon d’autres sources d’une Noces de Cana. C’est sur les conseils de l’Inquisition que le commanditaire de cette oeuvre, le prieur du couvent demande à Véronèse de remplacer le chien qui figure sur la toile par une Sainte Marie Madeleine. Ce que Véronèse refuse, jugeant que le personnage de Sainte Marie Madeleine ne serait pas à sa place à cet endroit. Sans compter que vu depuis notre regard du XXIe siècle, cet échange ne manque pas de sel compte-tenu du rôle de cette dernière dans l’historiographie chrétienne.

2 Le Tribunal de la Sainte Inquisition
Cette grande composition destinée au réfectoire du couvent est inspirée d’une anecdote transcrite dans les Évangiles. Le Tribunal attaque Véronèse parce qu’il a introduit « des chiens, des nains, un fou avec un perroquet, des hommes armés à l’allemande, un serviteur saignant du nez... » dans le tableau commandé par les moines. C’est-à-dire des éléments incongrus qui, pour certains d’entre eux, ont le terrible défaut de pointer l’imperfection de la création divine. Quant aux soldats allemands, ils sont entachés de la qualité de spadassins des forces ennemies : Le Saint Empire Germanique. C’est afin de contrer cette attaque que Véronèse répond en précisant que « Lévi était un homme riche et avait sans doute des serviteurs, des soldats et des nains autour de lui ». À nos yeux, cet argument n’a qu’un seul défaut : il projette les habitudes vestimentaires et autres coutumes du XVIe siècle italien sur la Palestine de Ponce Pilate. Cependant, au-delà de ces “arguties”, Véronèse représente certains personnages reconnaissables dont les artistes suivants : Titien, le Tintoret, Bassano… et lui-même parmi les 132 personnages peints. Pour quels motifs ces personnages identifiables sont tetoqués alors qu’à peine cinquante ans plus tôt, Düre c’est lui-même représenté en Christ sans soulever le moindre commentaire de l’Église...

Fidèle à leur ligne, les Inquisiteurs argumentèrent probablement par les Canons et Décrets du Concile de Trente, 25e Session, Titre 2, qui ordonne de « ... s’en tenir aux récits tirés de la Bible » et de « représenter l’histoire clairement ». Pour cela, ils précisent leur propos par une autre question : « Qui, selon lui, était présent à la fête ? »

3 Ressembler oui, mais comment choisir la référence ?
On remarquera que ce nouvel argument est la marque d’un glissement sémantique du débat de la vérité historique à la vérité canonique. Véronèse précise : « ... mais si dans un tableau il y a quelqu’espace vide, je le peuple avec des figures tirées de mon imagination. La tâche qui m’avait été assignée était de donner à cette peinture la beauté selon mon jugement, et il me sembla qu’elle était vaste et susceptible de contenir de nombreuses figures ». Sa réponse, dans un premier temps historique, glisse ainsi dans le registre plastique : rythmes, climat chromatique, et pour tenter de se dédouaner définitivement, le peintre affirme : « Nous, les peintres, nous prenons la même liberté que les poètes et les fous ». Sous-entendu, les peintres sont des hurluberlus, ne prenaient, Messieurs les Membres de ce Tribunal, pas trop au sérieux mes propos.

Mais les juges de la Sainte Inquisition, connut pour leur capacité à ne pas quitter le droit chemin, lui rétorquent par une phrase, elle aussi provenant du Titre 2 : « Le Saint Synode décrète que nul n’est autorisé à placer en quelque lieu ou église une image inhabituelle ». Accessoirement, on remarquera comment cette affirmation condamne l’innovation.

Finalement, le peintre dut obtempérer et effectuer les modifications exigées, à cela s’ajouta la contrainte de changer le titre du tableau. La Cène devient Le Repas chez Levi, un épisode tiré de l’Évangile selon Luc (5, 29-32), dans lequel Levi (le nom hébreu de l’apôtre Saint Matthieu) donne un grand festin dans sa maison.

Ce procès met-il en évidence l’équivoque du message pictural figuratif ? Ce n’est pas certain cependant, il met en avant le piège de la ressemblance surtout lorsqu’il s’agit de mettre en image un texte. Qu’est-ce que la fidélité ? Parle-t-on de fidélité historique, sémantique ou spirituelle ? Il est fort probable que pour ce Tribunal, la fidélité historique ou sémantique n’est pas à proprement parler le cœur du sujet. Ce sont des prétextes qui dissimulent d’autres problématiques.

4 Esthétique et signification : les liens
Et si l’ire de la Très Sainte Inquisition à l’égard de Véronèse n’avait pas été provoquée par le fait que ces soldats ressemblaient non à ceux du Saint Empire Germanique mais, plutôt à ceux des forces papales ? Et si ces soldats allemands ressemblant à ceux d’Hans Holbein, de Urs Graf ou de Manuel Deutsch : coiffures empanachées et rythmes linéaires des hallebardes et des espadons... Serait-ce alors un prétexte à la dynamique de la composition comme le prétend Véronèse ? À moins que cela ne soit une satire de ces lansquenets d’une féroce réputation ?

Dans une scène relatant le “climax” [1] du cheminement de Jésus-Christ, cette présence fut certainement jugée d’un goût douteux par ce Tribunal en charge du respect de la pensée, si je puis me le permettre, orhodoxe. D’autant plus douteux que l’on pouvait alors imaginer une satyre des forces papales et de leur symbolique terrestre. Reste que ces hallebardes garantissaient cette belle dynamique de l’espace peint annoncée précédemment par le peintre. Finalement, bien loin de se contredire, la présence de ces fameux soldats allemands se satisfait de ces deux motifs. Existe-t-il pour cela une ambiguïté de l’image ? Sens et esthétique ne peuvent-ils pas s’épauler mutuellement ?

Hervé Bernard

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Regard sur l’image,
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