Une lettre de Michel-Ange
Art et propagande [1]
« Le duc reçut de Michel-Ange une lettre qu’il me transmit pas son chancelier. Parlant au nom de tous les peintres, sculpteurs et architectes, l’ottimo creatore —superlatif qu’on lui accolait désormais— adjurait Cosimo de réparer une “ injustice ”. Le “discrédit” attaché, disait-il, à la pratique de la peinture, de la sculpture et de l’architecture, nuit au prestige de Votre duché. Les artistes, gent qui contribue le plus à sa gloire, ne sont pas considérés d’après leur importance et leur dignité. Selon une hiérarchie qu’il priait son Excellence de bien vouloir réviser, l’usage de les cantonner dans la catégorie, subalterne et dédaignée, des “ travailleurs manuels ” —usage, peut-être justifié autrefois, à l’aube de la peinture, quand Giotto enfant dessinait par terre avec un caillou— constituait de nos jours, à la suite des progrès accomplis, une absurdité flagrante.
Accroupi à mes pieds, la tête appuyée contre ma jambe, pendant que je lui lisais la lettre, Sandro m’écoutait attentif. Sur cette dernière phrase, il m’interrompit. Il ne comprenait pas de quelle hiérarchie ni de quelle “ catégorie subalterne” se plaignait Michel-Ange. Les mots “injustice” et “discrédit” l’avaient déjà interloqué.
— Où veut-il en venir ? En quoi se sent-il lésé ? Que réclame-t-il ? »
[...]
Artisanat—Art
« L’Université expliqua Bronzino à son apprenti, distingue les arts en deux catégories, dont la première dite “élevée” et noble, domine de haut la seconde, déclarée “commune”. La cour, l’opinion, la coutume ont ratifié cette classification. À la première catégorie ressortissent les arts “libéraux”, la seconde regroupe ceux dits “mécaniques”. Les arts libéraux englobent les sept grandes disciplines enseignées à l’Université : la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique.
— Pourquoi, demanda Sandro, appelle-t-on ces arts : libéraux ?
— Parce qu’ils sont le propre de l’homme qualifié de libre.
— Et les autres ?
— Les autres se ressentent des conditions dans lesquelles travaillent ceux qui les exercent. Armuriers, comme ton père, bouchers comme le miens, menuisiers, charpentiers, relieurs, tisseurs, tailleurs, chapeliers, potiers, cordonniers, corroyeurs, ferblantier, forgerons, médecins, pharmaciens, tous travaillent en se servant de leurs mains, à la différence de ceux qui pratiquent les arts libéraux et se contentent de réfléchir, de spéculer.
— Mais les artistes ?
— Comme le rôle de la main et l’importance des outils sont essentiels dans le travail des peintres, des sculpteurs et des architectes, on les relègue eux aussi dans la catégorie inférieure des arts “mécaniques”.
— En somme, ce ne seraient que des praticiens, des exécutants ?
— Des employés, presque des domestiques. Voilà exactement l’objet des doléances exposées par Michel-Ange au duc et le sens de la supplique qu’il lui adresse. Écoute la suite de sa lettre. »
[...]
La supériorité de la pensée sur la matière
« Excellence, ce que je peins ou ce que je sculpte n’aurait pas d’existence si ma seule main y prenait part. En vérité, tout ce que produit ma main n’est que l’aboutissement de ce qui s’est d’abord élaboré dans mon esprit. Sans l’opération intellectuelle qui la précède et en détermine le sujet, en clarifie l’intention, en prépare les modalités, parfois en précise jusqu’au moindre détails, l’œuvre d’art n’existerait tout simplement pas. Votre Excellence s’est étonnée qu’il m’ait fallu huit ans pour finir ma nouvelle Piétà. [...] La fatica di corpo qui abaisse la personne a été bien moindre que la fatica di mente qui l’élève. Avant de commencer un ouvrage, je projette en esprit la forme que je veux lui donner, j’établis le nombre et l’identité des personnages à y inclure, je prémédite la disposition qu’ils auront, je fixe les gestes et l’expression qui révéleront leur âme. L’oeuvre a été virtuellement achevée avant d’avoir reçu un début d’exécution. Le travail ne sera que subsidiaire. L’oeuvre est réalisée sans avoir besoin d’être matérialisée. De toute éternité, elle était là, créée et incréée.
« Ce n’est pas tout : reste la question du matériau. Je dois me procurer non pas un quelconque bloc de marbre, mais, celui précisément où le groupe que je me suis formé au dedans se trouve contenu. Un seul bloc convient à ce travail ; aucun n’autre ne m’irait, car le bloc d’où elle sort est à la statue ce que sa cellule est au prisonnier. Le sculpteur extrait de sa gangue l’image qu’il y a vue inscrite comme le geôlier ouvre au détenu qui a été libéré la porte de son cachot. »
[...]
L’invention d’un mot
« Que Votre Excellence juge d’après cet exemple si le sculpteur comme le peintre n’est qu’un simple artisan, qui se contenterait de mettre à effet une commande reçue de l’extérieur, ou si ne mérite pas d’être traité sur un autre pied celui qui poursuit une vision et de sa vision fait une œuvre. J’invoque ici notre somma poeta, qui au moment de faire paraître dans Le Paradis les figures de Cimabue et de Giotto, cherche pour les qualifier un mot qu’il ne trouve pas dans la langue latine. La langue latine ne connaît et ne reconnaît que l’artifex — mot dont on a hérité la langue toscane et qu’il juge insuffisant. Il en veut un qui ne désigne pas seulement le “faire” du peintre, le travail de la main, mais d’abord celui de la pensée. Ce mot qu’il cherche n’a jamais existé. Alors, par un coup d’État, il l’invente. Oui, c’est Dante, l’orgueil de notre patrie, qui, conscient qu’une œuvre de peinture dépend de l’opération mentale qui a précédé son exécution par la main, a substitué au mot latin, insuffisant et démodé d’artisancelui , louangeur et approprié d’artiste, il l’a forgé. Chacun de nous, Excellence, peintre, sculpteur ou architecte, n’est pas pas un simple artisan, manipulateur de la matière, mais un véritable artiste, et ce sera la gloire de Votre règne, gloire qui rejaillira sur la Toscane toute entière que d’avoir inspiré aux Académiciens engagés dans la rédaction du Dictionnaire. » [2]
L’histoire de l’art comme point de vue sur les matériaux
Comme nous le montre le Michel-Ange de Dominique Fernandez à travers ce texte, l’histoire de l’art est l’histoire de la confrontation de l’homme avec ses matériaux. Ceux de son époque, depuis l’ocre jusqu’aux logiciels informatiques, la réalité virtuelle en attendant la découverte de prochains matériaux.
Être un artiste, c’est donc négocier avec ces matériaux, leur rigueur, leur rugosité, leur douceur, leur souplesse,... pour aboutir à un objet. Parfois, c’est la matière qui nous guide parfois, nous qui la guidons. Ce dialogue est une négociation au sens fort du terme. Il ne s’agit ni de marchandisation, ni de marchandage. L’objet aboutit, s’aboutit parce que, justement, le marchandage est impossible. Seul l’échange, l’amène à naître, à émerger La distance se fait proximité, le rapprochement devient distance et au cours de ces allers-retours la matière devient esprit et l’esprit devient matière.
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Regard sur l’image,
un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
France Métropolitaine : prix net 47,50 € TTC frais d’expédition inclus,
Tarif pour la CEE et la Suisse 52,00 € , dont frais d’expédition 6,98 €,
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12,
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