Regard sur l’image

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- L’image pour arrêter le temps.Autour de l’image occidentale et de la miniature perse

,  par Hervé BERNARD dit RVB

On dit de l’image occidentale et, plus particulièrement de la photographie, que l’une de ses propriétés est d’arrêter le temps, de figer le temps non seulement parce que cette image fixe fige le temps mais aussi parce que cette image « remplace » la personne représentée que celle-ci soit éloignée ou décédée. Cette affirmation lie-t-elle la propriété d’arrêter le temps à la ressemblance ? Nous le pensons, mais à lire le roman « Mon nom est Rouge » de Orhan Pamuk (Empire Ottoman dernières années du XVIe siècle), cela reste à démontrer.

En effet, dans la première histoire, celle d’Alif, relatée dans le chapitre intitulé « Trois contes exemplaires sur le style et la signature. » l’auteur narre l’histoire d’un jeune Khan mongol passionné de peinture et de dessin qui, parmi les femmes de son harem, n’en aimait qu’une seule, mais à la folie. Cette jeune tatare était aussi éperdument amoureuse de lui. Outre des ébats brulants, ils « se délectaient d’un tel bonheur qu’ils auraient voulu que cette vie inimitable fût aussi éternelle. Aussi bien avaient-ils découvert que la meilleure façon de réaliser ce souhait était de regarder pendant des heures, à longueur de journées, sans relâche, les merveilleuses et parfaites images de l’amour qu’ils trouvaient dans les livres des maîtres anciens. Et en effet, à force de contempler toujours les mêmes illustrations sans défauts des mêmes histoires d’amour, ils sentaient leur félicité égaler peu à peu celle de ces récits des temps heureux de l’Age d’Or. »

Comme la tradition le voulait, dans l’atelier de miniatures du prince, « un peintre était chargé de reproduire toujours la perfection des mêmes images des mêmes ouvrages, cultivait les usages consacrés pour peindre les tourments de Farhad et Shirine […] Le Khan et sa compagne, persuadés par la contemplation de ces pages que leur bonheur n’aurait jamais de fin, inondaient notre peintre d’or et de louanges. Mais l’excès de faveur et d’or, à la fin, eu raison de la raison du peintre : oubliant que la perfection de ses œuvres n’attestait que sa dette envers les modèles anciens, il s’écarta de leur voie, séduit par les prestiges du Diable : il eut la vanité de croire qu’à mettre un peu de lui-même dans ses miniatures, celles-ci plairaient davantage. Or, ces innovations personnelles, les vestiges qu’il laissa de son style ne firent que troubler le Khan et sa compagne : ils n’y trouvèrent que des imperfections. En sentant que, du charme de ces images, quelque chose était rompu, que ces miroirs parfaits de leur bonheur étaient brisés en quelques sortes [...] » [1]

Comme dit la chanson, les histoires d’amour finissent mal en général et les proverbes ajouttent ajoutent à cela : les vérités en deçà des Pyrénées sont parfois aussi des vérités dans l’Empire Ottoman. L’histoire finit mal et la jeune tatare se pendit dans la cour du harem, le prince comprit son erreur et fit crever les yeux du peintre. L’auteur ne précise pas si cette condamnation fut accompagnée par un bannissement de la Cour. Et cette nuance n’est pas mince à nos yeux, car, dans ce même récit, Orhan Pamuk narre, à plusieurs reprises, l’histoire de miniaturistes de la même époque qui attendaient ce moment –devenir aveugle– avec une certaine impatience malgré leur anxiété, afin de peindre enfin de mémoire et atteindre ainsi le le summum de leur art. Ainsi, « Abû Saïd, avait affirmé qu’un peintre aveugle est en mesure de voir, sur le fond des ténèbres, des chevaux tels que Dieu les voit ;(...) » [2]. On peut donc s’interroger sur l’objectif de cette condamnation. Est-il de mettre ce peintre dans l’incapacité de peindre ou l’obliger, par son aveuglement, à retourner à la tradition qu’il avait quitté suite à un aveuglement d’un tout autre ordre. La réponse n’est pas aussi claire qu’il peut le paraître d’autant que le vocabulaire marque tout au long de la narration la condamnation progressive de cette tentative d’infléchir sa production par une individuation qui en ferait une création au sens où nous l’entendons. Ce désir d’une création autonome nous est d’ailleurs présentée comme une tentation diabolique.

L’histoire de ce peintre montre que pour arrêter le temps, il existe au moins deux méthodes :
 faire toujours la même image,
 ou faire des images à la ressemblance d’un instant, que cet instant dure 1/250e de seconde ou quinze heures de pose n’est pas la question. L’Occident, à la même époque, celle du triomphe de la perspective naissante, a choisi la seconde méthode. C’est pourquoi deux portraits de François Ier sont différents l’un de l’autre.

Arrêtons-nous réellement le temps par cette méthode ? Certes, nous figeons l’instant que celui-ci dure quelques jours ou l’espace de quelques secondes, ceux ou celles de la pose. La différence ne réside que dans la méthode. Le but est le même. La méthode de la miniature perse par sa codification et sa répétition évoque la durée d’une histoire à travers le temps, celle de Farhad et Shirine par exemple, une histoire qui devient un modèle. Par ailleurs, de nombreuses miniatures présentent simultanément plusieurs scènes ce qui est une manière de représenter la durée. Méthode qui fut employée elle aussi en Occident, avant l’apparition de la perspective voir Le Roman de la Rose, les vitraux ou encore les tapisseries.

Portrait du souverain Shaybanide Shäybak Khän par Behzäd Herat
vers 1508, Le Chant du monde, catalogue de L’Art de l’Iran Safavide 1501-1736

Qu’est ce que la ressemblance ou plutôt où réside la ressemblance ?
Que fait le peintre évoqué par Orhman Pamuk en changeant des détails de ces images ? Même si ces changements sont infimes, il change les repaires du sous-texte qui accompagnent ces images. Je me demande si ces images, ne sont pas à leur manière, des outils mnémotechniques. Elles seraient alors une sorte d’équivalent de nos Palais de Mémoire, elles seraient alors le récit d’une représentation globale de l’histoire d’amour telle qu’elle doit se dérouler. [3] Donc le rôle de ces images est à la fois de mémoriser et simultanément de découvrir comment se déroule sa propre histoire, pour ainsi la comprendre au-delà de ses vicissitudes. Dans, ce cas, une transformation, même mineure perturbe ce rôle d’aide à la compréhension.

Regarder une image c’est mettre en branle notre faculté de nous projeter dans l’image que nous observons. Celle-ci devient, tel le marre de café de la voyance, le support d’une histoire. Peu importe que quelqu’un nous la raconte ou que nous nous la racontions. Ici, la ressemblance n’est donc pas dans celle des traits des Fahrid et de Shirine avec les traits du Khan et de la jeune tatare qui regardent cette image. Ici la ressemblance est le fruit de l’imagination, elle est produite par cette capacité à se projeter dans cette histoire ou dans celle de Majnüm et Leylâ... Peut-on dire que, d’une certaine manière, c’est en regardant l’image de Fahrid et Shirine qu’ils deviennent amoureux ?

C’est à ce titre que nous affirmons qu’image et texte sont inséparables. Dans « Mon nom est rouge » ces images permettent au jeune Khan Monghol et à la jeune tatare de comprendre et/ou d’assumer leur histoire. Que se passe-t-il alors en changeant l’image ? on change le cour des choses, en l’occurrence de l’histoire d’amour. Et, pour les Perses du XVIe siècle, il n’est pas certain que le changement soit positif. Dans le cas de nos héros, il est même certain qu’il ne l’est pas. En effet, la jeune tatare se suicide et le peintre est aveuglé.

En fait, il s’agit non de peindre l’histoire d’amour du Khan et de la jeune femme tatare citée plus haut mais de peindre l’Idée de l’histoire d’Amour ou encore l’idée du Cheval et non le cheval préféré du Khan en question. En fait, cette Idée fait que « Les histoires sont l’histoire de tout le monde, jamais d’une seule personne, a dit Le Noir. » [4] En creux, « Mon nom est Rouge » apparaît comme une interrogation sur le Progrès.

Le roi Manücherhr convoque les prêtres zoroastriens, les sages, les astrologues et les hommes éclairés
page du Shâh Näme de Shâh Tasmäsp, vers 1525-1530, Le Chant du monde, catalogue de L’Art de l’Iran Safavide 1501-1736

« L’essentiel est l’histoire avait-il dit. Une belle image complète gracieusement une histoire. Si je cherche à me figurer une image qui ne soit pas l’illustration d’une histoire, je me rends compte qu’elle sera, finalement, une sorte d’idole. Car, puisqu’il n’y aura pas de légende –dont le propre est de ne pas être crue– , nous croirons à la vérité de l’image, de la chose représentée. C’est un peu comme ce culte des idoles de la Kaaba, avant qu’elles ne soient brisées par le Prophète. » [5]

- Le point de vue d’une fourmi sur le dessin

Curiosité : Le cinéma anglo-américain revu à la façon ottomane

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Regard sur l’image,
un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
France Métropolitaine : prix net 47,50 € TTC frais d’expédition inclus,
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EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12,
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