Louis Benech, un jardinier en perspective 2/2 from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.
Justesse du plaisir
Entre ressourcement et « thérapie », jardiner est fait de gestes simples qui instaurent une relation immédiate telle avec la terre et les plantes que c’est de liberté qu’il s’agit, une forme de liberté sans contrainte, une forme de liberté dans laquelle l’homme élève précisément le jardin, et dans le jardin les plantes ou les arbres, à la hauteur de ses propres attentes et projections et en fait donc, non des objets soumis à sa volonté, celle de l’homme jardinier, mais bien des interlocuteurs, des répondants, des sujets. Le jardin pour Louis Benech est toujours un lieu de rencontre et rencontrer c’est s’avancer vers l’autre dans l’idée de partager avec lui et à travers lui non tant des idées que des sensations.
Le jardin, ici, est un champ d’activation de perceptions multiples. Un jardin s’éprouve en s’y tenant à certains endroits choisis mais surtout en le parcourant. Entre points de vue et déambulation libre, se met en place une relation ouverte qui n’impose pas nécessairement l’ouverture sur le grand dehors paysager que les anglais affectionnent par-dessus tout.
C’est toute la différence entre le jardin comme élément lié à une monumentalité et le jardin lié au rêve qui apparaît ici. Et la particularité du jardin rêvé, c’est que sa réalisation ou sa transformation se fondent sur une idée qui rassemble en elle les trois principes platoniciens du beau, du bon, du vrai, l’idée de justesse.
Louis Benech tente de penser juste et donc de réaliser en respectant ce qui dans chaque jardin constitue sa trame majeure, ici l’histoire, là le lien avec la ville, ici le havre de paix, là l’expression d’une volonté politique imposante, ici la simplicité du parcours, là le ménagement de surprises.
Lui qui a pendant dix ans travaillé à la rénovation du jardin des Tuileries à Paris persiste et signe en affirmant que la vocation d’un jardin, qu’il pratique, est le plaisir et le bien-être. La justesse est donc la tentative d’un accord non pas entre chose et esprit mais entre perception avant et perception après le travail.
S’il est la « mesure » des jardins qu’il conçoit et réalise, ce n’est pas pour affirmer son ego mais parce qu’il est un homme, ce mélange de rêve et de toucher qui s’exprime en transformant les choses qu’il touche pour n’avoir pu s’empêcher de projeter sur le monde qui l’entoure un devenir autre.
Continu et discontinu
Ces deux termes expriment à eux seuls le rythme qui anime l’acte de penser. Il faudrait sans doute plutôt dire du geste de penser, un geste composé d’une multiplicité de gestes épars, tous aimantés par une force les orientant. Et c’est précisément dans ces battements entre ce qui ne cesse de clignoter et ce qui en nous nous assure de la continuité de notre être singulier dans la durée que se déploie le geste de penser.
Ce que nous donne à entendre ici Louis Benech est un geste de ce genre non pas tant parce qu’il évoque directement la question de la continuité et de la discontinuité dans la conception d’un jardin que parce qu’il la saisit à travers la question du point de vue. En faisant la différence entre image fixe et image mobile comme moyens de rendre compte d’un jardin, c’est à la multiplicité des points de vue qu’il pense et surtout au fait que l’émotion liée au jardin se situe plus du côté de la fluidité du déplacement que de la fixité d’un regard arrêté. Mais ce qui apparaît finalement c’est le fait que pour le promeneur, même si son appréhension est différente de celle du jardinier, vivre un jardin c’est devoir articuler les discontinuités inévitables des points de vue divers et variables et la continuité engendrée par la fluidité de la déambulation.
Ainsi déploie-t-il une sorte de conception du jardin comme réseau de microsphères, chaque halte dans le parcours en constituant une, conception qui se rapproche donc de la vision que Peter Sloterdijk développe dans « Écumes », le troisième volume de sa trilogie intitulée Sphères.
Louis Benech déploie donc ici une réflexion s’appuyant sur les relations entre déambulation et rêverie, entre paradis et durée, entre gestes et pensée. Mais ce qui persiste dans sa vision du jardin, c’est l’accord possible entre le passant soucieux qu’est l’homme et le monde donné qu’est la terre, accord qui ne se peut atteindre que si l’un et l’autre font de la justesse le critère même de la pensée. Car pour le jardinier, penser, c’est moins créer qu’accorder et en offrant à travers ses jardins la possibilité de faire une telle expérience, c’est à la source commune de l’esthétique et de l’éthique qu’il nous convie à venir nous désaltérer.
On le comprend, ici, le jardin, c’est le territoire de l’homme quand l’homme sait reconnaître et accepter qu’il n’est pas maître et dominateur mais passager et hôte de ce monde qu’il n’a pas créé.
- Perspective et Paysages Entretien avec Gilles Clément
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