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- Faire Des Dieux - Séminaire IXPour en finir avec la conscience II : La fonction des sentiments

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Jean-Louis Poitevin

Pour en finir avec la conscience 2 : La fonction des sentiments

Introduction
Il importe de faire un bref retour sur la séance précédente qui a permis de dégager à la fois le profil de la conscience, ses ancrages et les modalités de ses manifestations et de sa domination dans le champ narratif comme dans celui de la connaissance.

En premier lieu la conscience est non seulement associée au sujet, au Je et au moi mais elle elle semble être la manifestation la plus effective et efficace de leur existence. Elle est inscrite dans le cadre d’un pensée de la substance et de l’être, et elle joue un rôle central dans les processus de la connaissance puisqu’elle est le pivot autour duquel s’articule la réflexivité qui assure au fait de connaître la reconnaissance de sa justesse par le sujet connaissant.

La choix de la version de la conscience de Julian Jaynes offre le plus large éventail de fonctions ce qui permet de définir le spectre d’activités, d’actions, qu’elle met en œuvre et dont elle est à la fois le support et le destinataire.

image extraite du livre Parsifal Container paru en 2021 et accompagné de dessins de Baseltiz

Importe de rappeler brièvement les six points par lesquels Jaynes "dessine le portrait" de la conscience.

« - La spatialisation consiste à faire en sorte que les choses qui n’ont pas de consistance spatiale en aient une dans la conscience.
 L’extraction consiste à faire des choix en permanence dans l’ensemble des attitudes possibles face à une chose les extraits ne sont pas les choses même et nous faisons comme si ils l’étaient. Mais c’est un processus distinct de la mémoire.
 Le Je analogue est la métaphore que nous avons de nous-mêmes qui peut faire des choses que nous ne faisons pas réellement.
 Le Moi métaphorique qui est ce par quoi nous nous percevons en train de faire quelque chose et à quoi en général on réduit la conscience.
 La narratisation est le fait d’associer un fait isolé à un autre fait isolé, en un récit qui tente de nous permettre de comprendre le pourquoi de nos gestes.
 La conciliation ou reconnaissance, est un phénomène commun à tous les mammifères par lequel on assimile les choses nouvelles en les assemblant sous la forme d’objets reconnaissables. »

Nous avons vu avec Lionel Naccache, que, malgré l’invention de l’inconscient, la conscience n’était pas, même dans une approche neurobiologique, le socle assuré de lui-même sur lequel il serait possible de fonder aussi bien la connaissance que le sujet. Non qu’elle n’existe pas, mais elle ne gouverne qu’une part extrêmement limitée des mécanismes qui participent à faire exister le monde pour nous et à nous permettre d’exister dans le monde.

C’est ainsi que Lionel Naccache montre, à partir et au-delà des expériences menées sur des sujets présentant des dysfonctionnements sérieux comme un split brain, un cerveau dissocié dans lequel les deux hémisphères n’ont plus de relation entre eux le corps calleux ayant été sectionnée, que nous sommes tous assujettis ou si l’on veut soumis à ces mécanismes neuronaux et psychiques qui ont lieu avant que les éléments triés ne parviennent à la conscience et que donc tous nous fonctionnons à partir de ce que nous fabriquons sans nous en rendre compte, des FICs, des fictions, imaginations croyances.

Notre conscience est tissée par les mécanismes neuronaux qui lui échappent à elle et donc à nôtre contrôle et par les mots (trames imaginales) et les phrases par lesquelles nous attribuons signification et sens à ce qui nous arrive et à ce que nous voudrions qu’il nous arrive.

Le sujet voit son « pouvoir » sur lui-même battu en brèche et se retrouve certes toujours disposer de lui-même mais avec des prérogatives extrêmement limitées. Au point que la conscience telle qu’elle a été pensée depuis deux mille ans semble devenue obsolète et pire encore est devenue un piège composé de « croyances » multiples dans lequel nous tournons en rond et nous offrons à toutes les manipulations imaginables de la part d’entité ayant compris comment fonctionnait ce « piège » que nous tenons pour la seule forme d’existence et de notre conscience et donc de nous-mêmes.

image extraite du livre Parsifal Container paru en 2021 et accompagné de dessins de Baseltiz

Conscience et narration
Un point d’entrée pour repenser la conscience s’est imposé : la narration. Élément central du dispositif de la conscience, que Jayne nomme narratisation et qui englobe à la fois les récits fait par les sujets conscients et les FICs de Naccache, la narration est devenu au XXe siècle le champ d’expérimentations et d’expériences qui affectaient aussi bien les formes littéraires que le champ de la pensée.

Les exemples sont nombreux, mais peut-être pas si nombreux que cela a prendre en charge les mutations du psychisme dues à la fois aux découvertes en médecine et en neurobiologie mais aussi aux transformations sociales imputables à un siècle qui a révélé aux hommes leur puissance de destruction et pus encore d’autodestruction.

Et c’est au coeur même de ces processus sociétaux que se jouent les mutations de nos psychés. Cependant, il va de soi que la majorité des textes produits aujourd’hui encore, s’appuient sur des schémas mentaux et psychiques qui relèvent de ceux de la conscience. Ces textes, ces livres reconduisent ainsi à la fois la croyance en une autonomie et une liberté de la conscience et du sujet, en une valeur positive du doute, en une capacité de l’introspection à modifier le cours d’une vie voire tel ou tel fragment de la société, lors même que, nous le vérifions chaque jour, non seulement tien en change mais les formes normatives de pensée tentent par tous les moyens de ne pas se faire les échos d’expériences de pensée nouvelle, et encore moins de nouvelles manières de penser.

La conscience est l’otage de ceux qui veulent que le schéma mental dont ils tirent leurs profits ne changent pas, ce qui d’ailleurs assure à tous les trafics souterrains une pérennité toujours plus glorieuse. Mais chacun est aussi un otage volontaire en ceci que apparemment sa conscience ne lui permet pas de voir le piège auquel il se livre corps et biens et dont il est en grande partie aussi l’auteur ou au moins l’instigateur et de toute façon celui qui trouve une forme de « confort » dans la prorogation de la situation :

Certains FICs ont un pouvoir suffisamment grand pour empêcher que le modèle ne craque.
D’autres donc, des artistes souvent, des gens qui ne parviennent pas à s’intégrer dans ces schémas, des gens dits « normaux » qui souffrent en silence de la situation ne trouvant pas nécessairement en eux la force de faire bouger les lignes mais qui en rêvent d’une manière quasi active pourtant, et bien d’autres, ces gens dessinent des lignes qui peuvent évoquer une nouvelle forme de psychisme, posent les bases de nouvelles dimensions, bref inventent de nouvelles manières de considérer les agitations neuronales et les comportements et les pensées qui les accompagnent.

Nous avons présenté raidement la dernière fois un schéma tentant de décrire de manière synthétique les points de passage obligés d’un récit qui le sachant on non, tenait, au-delà de l’histoire même, à « sauver » la conscience.

Les quatre points mentionnés, tirés du livre La cuisson de l’homme, étaient les suivants :

 Une place à prendre
 Une boîte noire
 Une différence de potentiel
 Une histoire d’amour
Le plus simple est donc de se reporter à la page 198 de La cuisson de l’homme qui les présente en détail.

Il importe maintenant de partir explorer des œuvres littéraires qui ont toutes pour projet de transformer les bases de la narration, mais elles pourraient être cinématographiques, plastiques ou musicales sans doute.

Alexander Kluge et son œuvre immense, tant littéraire que cinématographique, s’est imposé comme le meilleur exemple pour commencer à dessiner la carte des territoires mentaux et psychiques dans lesquels se déploient des pensées qui ont, non tant pour objectif, mais déjà pour moyen de montrer comment l’esprit peut exister dans un monde qui se situe « par-delà la conscience » ou si l’on préfère dans une époque post-conscience.

« Faire des dieux » implique de changer de manière de travailler ou de présenter les choses. certes cela va rester un exposé le plus riche et construit possible mais la part d’improvisation risque d’augmenter. Ce qui est bien dans cette affaire c’est qu’on a affaire à des textes fragmentés et qu’il est possible de se saisir de l’un ou de l’autre intégralement ( ou en partie évidemment) et d’en proposer une analyse ou un commentaire en le lisant, en offrant ainsi une véritable entrée dans ce dont il est question.

Il n’en reste pas moins qu’il faut tenter de conférer à ce moment une cohérence vitale.

I Pour en finir avec la conscience : entre lutte armée et corps à corps
Il ne s’agit pas de mettre à bas la conscience. C’est une structure psychique et mentale, narrative et spatiotemporelle qui s’est forgé au cours des derniers millénaires mais qui semble avoir atteint ses limites.

image extraite du livre Parsifal Container] paru en 2021 et accompagné de dessins de Baseltiz

1 La schize
Pour le dire d’un mot, en suivant Jaynes, elle est ce qui a remplacé peu à peu le système psychique bicaméral, dont le fonctionnement était basé sur une dissociation non perçue entre des fonctions cérébrale et donc entre des activités. Un peu comme si chaque homme était plus ou moins le jouet d’un cerveau "splité", séparé, coupé en deux, schizé, mais avec une capacité de ce cerveau à proposer des solutions efficaces pouvant apparaître dans les moments les plus inattendus ou les plus difficiles de stress intense, et cela de manière suffisamment constante pour que la validité su fonctionnement ne soit pas mise en cause.

2 Métamorphoses
On l’a vu, en suivant toujours Jaynes, la conscience est le dispositif psychique qui a peu à peu remplacé le fonctionnement bicaméral dans lequel les dieux étaient des forces psychiques efficientes. cette conscience, s’est constituée comme une réponse relativement efficace aux problèmes qui se posaient aux humains et comme une boussole permettant de s’orienter dans l’existence et dans la pensée, même si de nombreux points d’achoppement ne cessaient d’apparaître sur le chemin. Elle a permis au cerveau gauche d’établir et d’assurer sa domination par l’usage du langage comme élément fondateur de la raison. Le cerveau droit, celui ces dieux s’est affaibli et sans jamais pour autant s’effacer, en restant vivace chez certains parfois assez nombreux, non seulement les dieux ont continué d’exister en et pour certains hommes, mais le cerveau droit a continué à offrir une certaine force aux humains, en particulier en tant que camp d’émergence de ce que l’on appellera le monde des affects ou avec Kluge le monde des sentiments.

Les hommes, une fois la conscience établie en eux comme usine de production des raisons et entreprise de contrôle des dérives et des déviances, ne se sont cependant par aperçus qu’ils étaient schizés, mais ils ont vécu en livrant un combat permanent en tentant de contenir les forces du sentiment sans pouvoir les abolir, ni pouvoir parvenir à les faire taire. Ils ont appris à leur conférer une place et se servir d’eux comme d’un lubrifiant inévitable oscillant entre un mal nécessaire et un obstacle insurmontable mais devant toujours à défaut d’être surmonté, être nié comme puissance supérieure à la raison.

Forts de leur puissance sans cesse accrue sur les choses et le monde, ils ont continué d’attribuer à la puissance de leur cerveau gauche de leur raison les bienfaits qu’ils prétendaient inventer grâce à elle, et cette nouvelle déesse a finit par les conduire à voir dans la conscience le nom global de la forteresse imprenable qu’il ne cessaient de rêver être devenus. Imprenable parce qu’incapable d’être coupable d’erreurs si graves qu’elles remettraient en cause le fondement même de la croyance de chaque homme en elle. Elle est devenue non pas un concept mais la métaphore absolue assurant le je pense d’une légitimité tout aussi absolue.

Cependant, nous sommes assez "conscients" de ce que nous faisons et vivons pour accéder à la formulation suivante : ce que nous nommons les faits ne sont finalement pas faits d’une autre étoffe que les rêves, ou plus exactement nous devenons susceptibles d’appréhender qu’à certaines conditions les faits peuvent se métamorphoser en rêves et les rêves en faits. Ainsi faits et rêve, on le devine et le comprend à défaut de l’accepter et de prendre toute le mesure de ce que cela implique pour et dans la pensée et l’existence, que les faits et les rêves donc n’ont jamais cessé de s’entrelacer, et cela tant entre les hommes entre les hommes et les choses qu’en chaque homme. C’est cette métamorphose constante des faits en rêves et des rêves en faits, sous certaines conditions que nous appelons trames imaginales.

3 Désorientation
Nous le constatons, nous vivons une époque qui a commencé il y a au moins 200 ans, même si ce à quoi elle aboutit est aussi le résultat de maturations plus longues encore, époque qui voit se transformer l’ensemble des repères qui ont permis à la conscience d’être en effet et la forteresse et la gardienne de la forteresse dans le même temps, se fendiller, se fragmenter, se liquéfier, se dissoudre, s’évanouir, et parfois, apparemment du moins, complètement disparaître. C’est elle qui nous meut et puisque nous sommes pris en elle, c’est aussi nous qui la mouvons. Mais il nous apparaît souvent que nous ne savons ni vraiment où cette poque semble aller, elle que nous percevons comme une entité autonome un peu semblable à celle que nous sommes ou croyons être, ni où nous même nous allons. Par exemple nous ne cessons de nous demander si nous devons aller dans ce que nous supposons être la direction qu’elle prend ou si nous devons lutter contre le courant et ramer à l’envers du cours du fleuve. Mais c’est là un des questions nombreuses qui nous assaillent. Toutes elle se résument cependant à celle que nous connaissons formulée par Kant : comment s’orienter dans la pensée.

Cette désorientation a de nombreuses "causes" ou si l’on préfère de nombreuses manifestations, sachant que certains faits sont tellement puissants ont eu des déflagrations tellement inconcevables, qu’ils nous ont désorientés et que depuis "nous errons dans la nuit et nous nous consumons dans le feu". La forteresse a non seulement tremblé mais elle a vu ses assises s’effriter, s’effondrer, et il faut toute la puissance d’un ensemble de manifestations puissantes pour empêcher aussi bien que la forteresse ne s’effondre de manière indubitable ou que le rêve qui empêche de voir l’effritement et l’effondrement ne se termine sur un réveil brutal. Il y a là des faits comme des rêves dont la puissance est telle qu’ils transforment ou plutôt révèlent l’existence d’un aveuglement généralisé comme étant une fonction centrale du dispositif de la conscience. (note sur / contre le dispositif d’Agamben)

II Tableau général et ouvert des notions actives permettant de penser par-delà la conscience, les mutations qui l’affectent.

À cheval entre philosophie et observation des choses de la vie, se déploient des mots qui finissent par former un petit chapelet (une théorie) de notions et de zones conceptuelles qui concernent directement la conscience, son fonctionnement et les personnage conceptuels dont elle est indissociable, qui l’animent et qu’elle anime. Ces zones ne font pas système même si elles finissent par former une zone de zones, et atteindre à un certain niveau de consistance. La pensée de Kluge consiste et insiste plus qu’elle ne fait système. L’enjeu est donc de tenter d’explorer ces zones.

Zones conceptuelles
La première est composée par le sujet, l’entité qui dit Je ou Moi. Il prétend ou croit que la conscience est un aspect de lui-même et même la forme la plus élaborée de ce Moi et en même temps qu’elle est comme la puissance qui assure la cohérence et la cohésion de toute ses facettes ou du moins permet de les penser.

La seconde zone est formée par l’ensemble des activités du sujet qui nourrissent la conscience et lui permettent d’établir sa domination sur les choses mais qui peuvent aussi échapper à son contrôle. Percevoir, sentir, connaître tissent des relations fortes qui se voient néanmoins devenir le champ d’un combat à ce jour sans vainqueur entre le monde de la raison, l’adjuvant fondateur du règne de la conscience et celui des affects ou des sentiments, (Die zärtliche kraft), pour parler avec Kluge.

La troisième est celle de l’ontologie dont la conscience est censée relever ou dans laquelle elle doit s’inscrire si elle veut prétendre assurer sa domination sur l’ensemble des zones précitées. Être et substance sont les deux concepts centraux qui assurent le lien entre sujet et monde et les relations entre pensée et existence en inscrivant le sujet dans une dimension qui le porte, le dépasse et l’englobe et qui permet de faire de ce qu’il produit, les connaissances, le socle à partir duquel il s’approprie le monde et construit sa forteresse.

La quatrième zone est la zone des idées, ces mots qui devenus des réalités mentales prétendent à la même consistance que les autres données perceptives ou calculables, rationnelles ou sentimentales.

Ces idées agissent comme des opérateurs de motivation qui permettent aux sujets de s’orienter dans le monde et dans l’histoire. Déployées dans l’histoire, ces idées ont finit par former au sens large la zone des idéologies qui fonctionnent comme le remarque Kluge comme " un mode d’investissement pulsionnel qui permet à la conscience de se conserver".

Mais les idées sont aussi des éléments, des forces, capables de produire des frottements susceptibles de faire bouger les lignes du croyable disponible et d’engendrer de nouveaux "concepts", de nouvelles notions et surtout de nouvelles manières de les approcher.

Boucles de rétroaction et jugement
Cette seconde approche de la zone des idées permet de la définir comme le champ transversal dans lequel sont à l’oeuvre les boucles de rétroaction qui permettent à l’ensemble des processus présentés ci-dessus de trouver, malgré les tensions et les conflits qui n’ont cessé d’alimenter leur coexistence, une cohérence et une cohésion qui est précisément celle que se targue de "posséder" la conscience.

Assurant la légitimité de la conscience, l’organisation entre ces zones à la fois psychiques et conceptuelles lui permet de s’imposer comme l’opérateur qui assure le bon fonctionnement général du système psychique. Le moyen indépassé à ce jour dont elle a fait son général est porté par le sujet et se nomme le jugement.
Le jugement est ce qui permet, à chaque époque, à la conscience de faire le tri entre les nouvelles donnes matérielles et psychique auxquelles les hommes font face, en oubliant le plus souvent que ces mutations sont nées de leurs activité même. Cet oubli est le fondement de la survie du jugement et du sujet, car il assure à la conscience la part d’aveuglement nécessaire à sa survie, elle qui ne voit que ce qui entre dans le schéma global de ce qu’elle peut accepter et de ce à quoi elle peut croire.

Aujourd’hui, les développement de la neurobiologie ne cesse de confirmer tant d’un point de vue global, que de points de vue focalisés sur telle ou telle fonction sensorielle ou perceptive (l’oeil, étant le meilleur exemple d’organe disposant à la fois d’une capacité hors norme et d’un "trou noir qu coeur même de ce qu’il est et donc de son activité perceptive), que la conscience ne cesse d’inventer ce qu’elle tient pour vrai. Ce domaine, on le nommera l’empire du croyable disponible.

L’impact psychique de cette situation aux facettes multiples est bien peu pris en compte par les instances qui ont pour fonction de faire fonctionner le monde. L’un des enjeux est de continuer à faire de la conscience le garant des institutions psychiques et gnoséologiques et d’assurer sa survie comme opérateur et guide spirituel, qui situé en chacun peut-être considéré comme valide pour tous.

Et ce bel édifice de la conscience a non seulement commencé à se fissurer mais il a, au cours du siècle passé, été le support à la fois rationnel et moral, voire même l’opérateur ou du moins l’élément, sans lequel rien de tout cela n’aurait pu être justifié, d’un travail de destruction d’une telle ampleur que la destruction est devenue non plus un moment mais un état général dans lequel les individus, les sociétés et la planète même sont prisonniers.

Aujourd’hui, la conscience semble impuissante à aider à s’orienter dans l’existence comme dans la pensée. On s’efforce de croire qu’elle est toujours l’instance déterminante tant pour la connaissance que pour les décisions, mais il semble que la boucle de rétroaction dont elle se targue de disposer ne fonctionne plus autrement qu’en ne lui apportant plus que des "mauvaises nouvelles".

III Les ruines et l’incommensurable

Il faut revenir un instant sur ces événements connus de tous au moins dans une version basique et qui sont les principaux éléments signalant aux yeux de l’humanité entière que quelque chose comme un effondrement du royaume de la conscience a largement commencé pour ne pas dire qu’il s’est installé comme fond même de l’existence des hommes.

1 La production des ruines
Le premier ensemble de faits qui affecte la forteresse de la conscience, ce sont, on le sait, les faits historiques, la grande guerre et ses millions de morts, la suivante, les camps d’extermination, la bombe atomique et donc ses millions et millions de morts. Puis, à la fois pour permettre ces massacres (armement et recherches liées pour le dire vite) et comme moyen de poursuivre cette oeuvre de destruction sur des domaines jusque-là restés à peu près indemnes de l’action de destruction, à savoir tout simplement la totalité des aspects de la vie des humains, il y a l’existence d’un capitalisme devenus fou. Il faut de suite noter qu’il ne reste pas figé dans ses positions, bien au contraire et qu’il est sans cesse en métamorphose.

2 L’irruption de l’incommensurable
Le deuxième ensemble d’événements qui affecte la forteresse de la conscience, entendons donc chacun de nous puisque chacun a été formaté en gros et souvent en détail sur l’un ou l’autre des modèles qui s’appuient sur les règles globales qu’"elle" a mises en place, est la découverte et la prise en compte et mieux encore l’utilisation des résultats parvenus lors de l’exploration de de dimensions jusqu’ici inconnues en tant que telles, et disons le pour rappel, l’infiniment petit de la mécanique quantique et aujourd’hui des science de la vie et l’infiniment grand révéla par la physique cosmique.

3 La révolution technologique : attention et calculabilité
Inutile de développer ici le sujet de l’envahissement des existences des hommes par les objets technologiques et la surveillance intégrale qui en est sinon la "condition" du moins l’enjeu non formulé et qui s’il n’a pas été acté comme projet est devenu la part centrale du projet une fois celui-ci ayant montré ses potentialités. Sinon pour en dire deux choses, l’une que la domination, qui comme toutes les autres se produit avec notre assentiment ou du moins sans que nous puissions y opposer un non efficace, est totale, elle ne laisse hors d’elle aucun aspect de la vie et agit sur les choses comme sur les êtres vivants, l’autre qu’elle affecte les schémas profonds et les mécanismes de la conscience et en particulier ce qui a été la base non reconnue mais devenue évidente aujourd’hui à savoir l’attention. C’est cette fonction qui assure notre lien à tout ce qui n’est pas nous. Cette révolution affecte évidemment aussi l’ensemble des éléments constitutifs de l’existence et en particulier les objets auxquels est désormais associée une calculabilité généralisée de tous les comportements.

4 Les voix du dehors
Un des aspects manifestes de la révolution technologique qui est bien sûr connu et mentionné mais qui ne semble pas faire l’objet d’une réflexion poussée est le fait que les hommes sont environnés jour et nuit de voix, qu’elles soient des sons ou de véritable voix, c’est-à-dire par une infinité de messages sonores et vocaux auxquels ils ne peuvent s’opposer. La forteresse de la conscience est aujourd’hui même si elle peut sembler tenir sur ses base comme bâtiment métaphorique ainsi que le font encore nos maison, ouverte à tous les vents. Elle ne protège plus de rien en tout cas pas de la pénétration des corps et des psychés par ces voix portées de plus par des flux d’images. Le monde ne cesse à chaque instant de passer les murs de nos demeures et il entre en nous comme il l’entend étant entendu qu’ici le monde signifie bien plutôt l’ensemble de ces "voix" du dehors produites par la technologie bien plus en effet que le bruit du tonnerre du vent ou l’infini présent devant nos yeux sous la forme du ciel étoilé.

Si nous nous accordons avec Jaynes pour admettre qu’au moins un des aspects majeurs de la manifestation et donc de l’existence des dieux, c’était ces voix que les hommes entendaient qui provenaient de leur cerveau mais qu’eux ne savaient pas situer et auxquelles ils attribuaient des incarnations variées et infinies, alors il nous faudra tenter de comprendre en quoi notre époque se rapproche au moins un peu de ce qui pouvait constituer il y a quelques centaines de siècles l’expérience quotidienne des hommes bicaméraux. À ceci près que nous connaissons les émetteurs par lesquels elles passent, sinon tous les auteurs des voix du dehors et qu’elles ne sont pas émises par notre cerveau droit même si sous bien des aspects elles ont la forme et la consistance d’hallucinations.

Kluge le sait parfaitement et il tient compte de cette situation qu’il analyse avec Jaynes à partir d’un exemple tiré de l’histoire ancienne, le règne des assyriens. On doit donc comprendre que cette situation de la soumission du psychisme à des voix puissantes du dehors est un des éléments qu’il prend en compte quand il s’avance sur les chemins conduisant à la remise en question de la capacité de la conscience à assurer ses fonctions. La distinction entre dedans et dehors, entre intériorité et extériorité est pour Kluge non plus quelque chose qui va de soi mais l’enjeu d’une redistribution des fonctions actives dans le psychisme.
Il importe donc ici de lire les pages 212-213-214 de Chronique des sentiments Livre II inquiétance du temps.

IV Pour sortir du piège de la conscience ou faire l’expérience de la métamorphose : La méthode Kluge

Ce dont il faut parvenir à "prendre conscience" pourrait-on dire avec humour, c’est du fait que la conscience est devenue plus un problème, voire un obstacle, que le vecteur des solutions à la situation dans laquelle les hommes de cette humanité planétaires se retrouvent projetés sinon jetés.

En effet, le schéma général qui la constitue et qu’elle tente de proroger le plus loin possible dans l’espace comme dans le temps fait aujourd’hui fonction de voile, de masque, de mur, bref de quelque chose qui littéralement interdit à l’intelligence, à l’esprit, à la conscience elle-même, de pouvoir prétendre comprendre le monde tel qui est devenu.

Pour parvenir à sortir de ce piège deux qualités si l’on veut, même si le modèle originel de cette réflexion est porté par le roman de Musil intitulé comme on le sait L’homme sans qualités, sont nécessaires :

 s’intéresser à toutes les strates de ce qui compose la culture et donc pas aux seuls domaines bien connus que sont la philosophie et les arts pour faire court et donc déplacer ainsi l’échelle "idéologique" des valeurs.
 prendre en charge le cadavre de notre époque qui se révèlera moins mort que vif et porteur de visions renouvelées.

On se souviendra ici de ce texte de J.G. Ballard que constitue la préface de la seconde édition française de son livre culte Crash et qu’il importe ici de citer à nouveau et dans lequel il évoque le cadavre le plus considérable de notre époque. Il y évoque combien le XXe siècle a développé « ces maladies de la psyché (qui) sont toutes contenues dans le cadavre le plus considérable de l’époque : celui de la vie affective » et que « le fait capital du XXe siècle est l’apparition de la notion de possibilité illimitée. » [1]

"Ce cadavre le plus considérable de notre époque" qui a pour nom "la vie affective", voilà bien ce qu’il importe de prendre en charge, c’est du moins la tentative faite par A. Kluge sa vie durant, si l’on veut prétendre échapper au piège de la conscience. Il a pour sa part donné à la vie affective de Ballard le nom générique de "sentiments" et à son opus magnum littéraire le titre de Chronique des sentiments.

Quand à la prise en compte de l’ensemble des strates composant l’existence, cela signifie simplement d’établir un rapport non idéologique et délivré de la pesanteur du jugement, avec le monde comme avec les autres. Le moyen est simple : suspendre ou abolir le jugement comme force ayant en vue de remettre de l’ordre dans le chaos en s’appuyant sur le bras armé de la conscience qu’est la raison.

Comme on le verra, le suspens du jugement n’implique pas de ne pas peser aussi bien ce qui est que ce que l’on dit ou pense, et ne pas prendre appui ni sur la seule raison ni sur le seul calcul pour penser et agir le monde n’implique en rien de ne pas "raisonner" de ne pas se servir de son entendement, mais simplement de le ne pas lui accorder la position dominante.

Le moyen que Kluge a inventé ou du moins a mis en oeuvre de manière systématique consiste à faire apparaître à un même niveau narratif des points de la grande histoire et des faits de la petite histoire, idem pour les idées, idem pour les motivations, bref de montrer que la réalité n’est pas idéologique mais bien au contraire un tissage de fils en constante mutation en perpétuelle métamorphose.
En d’autre termes deux éléments essentiels changent de "sens" :

 ce que l’on nomme réalité change de consistance intégralement, puisque les faits ne vaudront pas en tant que tel mais rapportés à leur puissance d’impact psychique plus que symbolique et de leur puissance "narrative". Kluge tient pour acquis ce que l’on a vu avec Lionel Naccache, que les FICs (fictions interprétations croyances) que je nomme aussi trames imaginales constituent la nouvelle "réalité", c’est-à-dire une dimension à la fois psychique et concrète qu’il est en tout cas impossible de ne pas prendre en compte.
 ce que l’on nomme valeur n’est pas aboli bien au contraire, mais ce qui importe est mesuré à l’aune de la source oubliée et de la tendre force, celle qui vibre au cœur des sentiments et de l’entêtement ou Eigensinn.

Ainsi ce n’est plus la raison qui sert de mesure et de référent au jugement, quelle que soit la forme que puisse prendre cette raison, ce qui ne signifie pas qu’on doive la perdre la raison, mais bien la confronter à ce qui n’est pas elle.

Les sentiments sont quelque chose qui existe et agit dans la vie des hommes et ces sentiments sont sous bien des aspects plus puissants et plus déterminants que la raison dans les choix qu’ils font et les décisions qu’ils prennent que toutes les arguties que relaie en particulier la conscience.

Et soudain, pour qui est capable de mettre en oeuvre et de tenir un programme à la fois si apparemment simple et au fond si ambitieux, rien ne change et tout a bougé. On peut évoquer ici la formule utilisée par Musil dans sa pièce de théâtre Les exaltés, par la voix de Thomas qui s’exprime au sujet de ce qu’a pu vivre celle qu’il désire, avec un autre homme et qui se demande donc ce quI a bien pu se passer : " Rien ? C’est-à-dire tout, justement ! Je sais que tu ne me dirais jamais un mensonge. Rien n’a changé de place ; mais la terre entière avec ce qu’il y a dessus chancelle !" [2]

À la catastrophe planétaire et à l’empire des ruines, Kluge et d’autre avant et après lui, opposent les vibration d’une boussole qui ne donne pas comme direction le nord de la raison mais l’ouest des sentiments. Si tout change, c’est bien que la manière de voir et de penser change. Le cœur de la question est et reste celui-là : non pas accumuler de nouvelles idées sur tout et rien, mais inventer une nouvelle manière de penser. En d’autres termes, dans cette aventure, les moyens et la fin ne sont pas séparés par l’abîme de temporalité inconciliables, ils forment les deux pinces d’un homard capable de se saisir de ce qui pour la raison et la conscience peuvent apparaître comme "deux idées contradictoires", un exemple de celles précisément qu’évoquait F.S. Fitzgerald dans La fêlure, où l’on peut lire en effet cette phrase difficilement oubliable mais qui désormais prend un accent non plus dépressif mais inventif, dans la traduction de Pierre Guglielmina :

"Toute vie, dans sa course, est un processus de décomposition**, mais les chocs qui effectuent la partie spectaculaire de l’opération — les grands chocs soudains qui viennent ou semblent venir de l’extérieur —, ceux dont vous vous souvenez et que vous rendez responsables de ce qui se passe, dont vous parlez à vos amis dans des moments de faiblesse, ne produisent pas tous immédiatement leurs effets. Il existe un autre genre de choc qui vient de l’intérieur – que vous ne ressentez qu’au moment où il est trop tard pour y remédier, qu’au moment où vous comprenez de façon irrévocable que jamais plus vous ne serez, à certains égards, un type aussi bien. Le premier genre de cassure semble se produire instantanément — le second se produit presque sans que vous le sachiez, mais vous en prenez conscience brusquement.

Avant que je ne me lance dans cette brève histoire, permettez-moi de faire une observation d’ordre général – la marque d’une intelligence de premier plan est qu’elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner. On devrait, par exemple, être capable de voir que les choses sont sans espoir et cependant déterminé à les faire changer. "

On remarquera bien sur en passant que la relation dehors-dedans constitue le topos même de la conscience, sur lequel il faudra revenir en détail, et surtout on peut mesurer le déplacement qui s’effectue entre une posture de type dépressif et une posture de type inventif, c’est-à-dire qui prend en charge le fait de changer les choses à partir de la transformation du point de vue porté sur les choses. C’est en quelque sorte un tel glissement et comment il renouvelle notre approche et du sujet et du monde, qui est en question aujourd’hui.

Comme on va le voir, il existe bien une méthode Kluge mais elle n’est pas réductible à quelques préceptes qu’il s’agirait de reproduire face à n’importe quelle situation. Bien au contraire. Il s’agit d’associer une culture immense à une sensibilité acérée, d’accueillir ce qui est repoussé par la raison et le traiter comme on le ferait d’un hôte de marque, bref de changer la manière dont on aborde les choses.

Ainsi va-t-on voir se mettre en place ce qui va finir par constituer un réseau ouvert de notions qui vont permettre de tisser de nouvelles formes de liens entre les choses entre les hommes non sans continuer d’interroger la manière dont, dans telle ou telle situation, les choses consistent, seule chance de pouvoir apercevoir et faire émerger un champ de "raisons" qui ne relèveront plus de la seule puissance d’une raison calculatrice mais de motivations essentielles et donc sentimentales, pour ceux qui sont impliqués dans telle ou telle situation à tel ou tel moment. Il y a une manière de penser chez Kluge qui le rapprocherait un peu, mais dans le champ textuel et cinématographique, de ce qu’on tenté en leur temps les situationnistes, au sens où il fait système de et dans l’absence de système.

C’est le courage, la détermination, l’obstination qui font système et qui permettent dans un dépliement quasi infini rapporté à la vie d’un homme et à ses connaissances de déplier et déployer une sorte de marqueterie sans fin dans laquelle les choses, les mots, les corps, les récits ne cessent d’apparaître et de se transformer...
À la révolution comme renversement supposé de tout, répond la métamorphose constante, continue ou presque, du moins ici dans le champ de la création.

image extraite du livre Parsifal Container paru en 2021 et accompagné de dessins de Baseltiz

V À quoi servent donc les sentiments ?

1 La force tendre
Mot central pour ne pas dire notion ou concept opératoire de toute son oeuvre, le sentiment est le nom de ce qui ne cesse de vibrer au coeur du vivant et donc de la pensée. C’est une force, la force tendre comme il la nomme qui fait que le corps ne répond pas ou pas nécessairement aux injonctions diverses qui lui sont adressées à lui et donc à la vie comme à la pensée par les instances diverses qui ont pour mission de l’assujettir ou de faire entrer les activités humaines dans les tableaux que lui propose une raison calculante associée à une technologie avide.

Le sentiment ou plutôt, les sentiments, car il sont nombreux et peuvent produire des effets sensiblement différents, étant entendu que l’amour n’est pas le seul ni même peut-être le premier, même si tous les sentiments pointent du côté de ce que le monde de la loi de la norme et de la règle appellerait faiblesse alors que, et c’est le sens profonde de la démarche de Kluge, les sentiments se révèlent être des sources de forces elles aussi incommensurables en tout cas souvent, comme le montre l’infinité des exemples qu’il déploient capable de faire exister d’autres formes de réalité que celle soumise aux inventions de la raison calculante.

La tendre force est justement capable de faire plier des matériaux durs et apparemment implacables et incassable et de participer à un remplacement, fut-il ponctuel ou limité dans l’espace-temps, de mode d’existence contraignants imposés par la conscience l’ordre moral bref une ratio ratiocinante !

Pas de théorie du sentiment ou des sentiments mais un repérage des points sensibles des histoires, des événements, des petits faits de la grande histoire comme des grands faits innervant la petite histoire, et à chaque fois un examen à travers la narration de ce qui se passe dans cette situation précise.
L’extrait de La princesse de Clève / Commentaires que l’on peut lire dans A. K. et la France [3] permet de comprendre comment Kluge fonctionne. On doit lire les pages 133-134-135.
Le grand tissu que l’on prend pour la réalité se révèle être un véritable origami qui peut être, petit morceau par petit morceau, retourné (boucle de rétroaction en action non synthétique comme le veut je jugement mais concrète, active ici et maintenant) et ainsi finir par faire apparaître sur le devant de la scène des aspects des éléments des forces restées jusque là comme enfouies ou simplement recouvertes par le glacis des idées dominantes qui ne sont, on le sait que des croyances installées.

Tout ceci n’est pas fait au nom d’une vérité ou de LA vérité, mais bien à partir des éléments dont sont porteurs les sentiments, c’est-à-dire finalement les êtres humains quand ils ne sont pas considérés seulement comme des objets, des choses ou des marionnettes obéissants aux voix du dehors.

Et ce dont ils sont porteurs, et qui vivent en eux depuis plus longtemps que la conscience ou la raison moderne, ce sont les sentiments qui sont donc le nom générique de tout ce qui dans les corps comme dans la psyché agit, nous agit, de tout ce qui se passe sans que nous le percevions et qui pourtant nous conduit souvent à prendre des décisions à accomplir des actes dont précisément nous n’avons pas conscience. On se souvient une fois de plus de ce que dit Lionel Naccache à ce sujet.

Les sentiments sont le nom des forces actives dans les corps pensants et sentants que nous sommes et qui, quoique nous échappant souvent, parviennent à se manifester dans le jeu du monde en ce qu’elles déterminent sans que nous ne puissions les contrôler, actes, choix, décision, événements de la petite et souvent aussi de la grande histoire. Ces sentiments ne sont pas voués à rester inconnus ou incompris ou à être cantonnés à la fonction de variable d’ajustement dans l’infini jeu de l’oie auquel s’adonnent les hommes. Au contraire, ils sont ce qui nous fait sortir de nous-mêmes, ce qui nous pousse à agir, ce qui nous détermine, non de manière substantielle, essentielle et contraignante, mais ce qui émerge des zones non conscientes de notre psyché et nous transforme en nous déterminant à agir à tel instant de telle ou telle manière.

Ainsi doit-on chercher dans l’histoire comme dans les anecdotes comme dans les oeuvres ces moments déterminants et montrer comment ils ont agi comment ils ont déterminé tel ou tel aspect d’une vie d’une histoire ou de l’histoire. Le monde des sentiments est d’une telle puissance qu’il remplace, chez Kluge, le monde du jugement.

Une attention constante à la fois sérieuse, profonde et joueuse, sensible aux mouvements de surface, une attention active, transversale et acceptant tous les moments d’inattention qui la constituent, cette attention est à la fois puissance d’observation, d’analyse, capacité à voir les détails sans oublier l’ensemble présent et actif à cet instant ni l’ensemble des connaissances accessibles à l’esprit ou dont dispose celui qui observe. Elle est, enfin, ce qui permet de porter dans la langue et donc à la connaissance de tous et de chacun ces nouveaux éléments jusqu’alors souvent occultés ou simplement ignorés parce que n’étant pas perçu par les capteurs mis en place par le système raison-conscience. Elle est le moyen d’un retournement des postures et des attentes aussi bien que des certitudes et des moyens.

2 Frottements et échanges imprévisibles : une nouvelle vision de la schize
La création pour Kluge est une lutte mais pas une lutte entre bloc idéologiques entre des déterminations maximalistes, elle est une lutte qui se joue dans les interstices dans les intervalles dans les zones de frottement.

Au combat face à face de bloc supposés hétérogènes, Kluge oppose donc les frottements, les glissements, les porosités, les accrocs, bref les transformations ou métamorphoses qui se produisent et ne cessent de se produire à notre insu souvent aussi, de manière imperceptibles et qui se manifestent lors même que l’on soulève un petit coin de l’origami.

Rien de tout cela ne peut être considéré comme relevant de l’irrationnel ou de la seule fiction au sens trivial du terme. Bien au contraire. On va le voir, ce que Kluge pense, invente et impose, c’est un renversement de la posture dominante qui est celle du sujet-conscient sûr de sa domination sur les choses et le monde grâce à la toute puissance de sa raison.

Ce qu’il s’agit d’appréhender, d’approcher de connaître, c’est ce qui en chaque homme constitue la tendre force, ce qui en chacun est actif mais non reconnu, à savoir le fait qu’entre les deux mondes qui nous habitent ou que nous habitons, c’est selon, même si l’on a construit sans fin des murs, ceux-ci ne peuvent empêcher que des choses passent d’un côté à l’autre et ce d’autant plus que ces murs se sont en grande partie effondrés. La crise de la conscience a un effet positif car elle favorise le brassage, le mélange, la porosité entre les mondes qui nous habitent et donc les étincelles, c’est-à-dire la manifestation des "dieux".

On comprend que ce qui est perçu par Kluge à l’aune de son expérience d’enfance de la destruction de sa ville de Halberstadt par les bombardement américains, c’est paradoxalement si l’on veut une approche et une conception positive, vivante et créatrice de la ruine ou des ruines. Même si la mort rôde, la vie continue et il y a là non pas un message d’optimisme au sens médiatique politique ou théologique du terme, mais bien le constat que la vie est une force incommensurable plus encore sans doue que celles levées par les hommes et qui tentent ou sont capables de la détruire. Il y a là un changement de point de vue net, car il ne s’agit pas de savoir si l’on est optimiste ou pessimiste, mais de prendre en charge les forces actives à tel moment en tel lieu et de les comprendre pour agir avec elles et sur elles.

C’est là, dans ce "là" qui n’est pas le "DA" du "da-sein" heideggerien, mais un là engagé dans les frottements de l’existence autant que de l’histoire, des histoires autant que des concepts, un là qui ne cesse de se métamorphoser dans le mouvement des trames imaginales que se "situe" la pensée klugienne ou du moins qu’elle s’active.

Nous n’avons donc à faire avec la tendre force non à une nouvelle forme d’aveuglement mais bien à une lutte contre l’ignorance dans laquelle le sujet et la conscience, l’entendement et la raison se sont barricadés à force de vouloir en finir, eux, avec les affects, avec les sentiments au nom de la soi-disant "objectivité" !
Il s’agit ici, au contraire, de porter à la connaissance la capacité gnoséologique mais aussi créatrice des sentiments et le fait qu’ils sont pour l’homme et en l’homme une "faculté" à la puissance égale sinon supérieure à celle de l’entendement et de la raison. Les sentiments sont porteurs de "jugements" qui relèvent d’autres strates que le jugement au sens kantien, et qui ont une capacité de modifications des choses supérieure puisqu’ils sont, eux, ces jugements nés des sentiments, ou coextensifs aux sentiments dont ils constituent la manifestation, des forces actives capables de transformer le monde.

On le comprend, cette tendre force est entre autres choses, celle qui continue à assurer le fonctionnement du ou des liens ante-historiques entre nos deux cerveaux. Kluge, qui cite plusieurs fois Jaynes dans sa Chronique de sentiments, le sait parfaitement. C’est bien à un renouvellement de l’acceptation de l’existence de ces deux cerveaux et de l’acceptation de l’échange vital entre eux de données qui ne relèvent pas directement de la raison, pensées, choix, décisions, conseils, injonctions, etc.. ne lui sont de toute façon pas affidées, que nous invite Kluge.

3 Eigensinn : la subjectivité rebelle ou l’entêtement
Kluge se positionne ainsi comme l’un des rares écrivains (on verra la prochaine fois ce qu’il en est avec Burroughs) à prendre acte de la bicaméralité et du fait que dans le monde des ruines la bicaméralité, une bicaméralité renouvelée, que les dieux ne portent plus les masques de Zeus ou Athéna ou Hermès, mais se manifestent dans des situations et par des phénomènes singuliers et auxquels précisément la raison ne peut rien opposer et qui néanmoins, ces phénomènes non seulement emportent une certaine adhésion mais ont une évidente efficacité. Les manifestations des dieux sont constantes dans ce monde en ruines porté par cette bicaméralité renouvelée, c’est-à-dire à nouveau vivante et vivace.

Mais elles ne sont plus directement "portés" par les dieux. Ce qui non pas tient lieu de dieu en chacun mais rend possible leur manifestation, c’est l’eigensinn, la subjectivité rebelle. elle est en nous un peu ou beaucoup de la voix des dieux.

Alexander Neumann dans l’article qu’il écrit pour A.K. et la France consacré à une mise en relation entre Kluge et Deleuze-Guattari note aux pages 162-163 qu’il faut lire intégralement, que "le concept d’Eigensinn (subjectivité rebelle) émane du sujet qui produit sa propre expression qui se définit aussi en rapport à une altérité."

Ce qui nous conduit à proposer ceci, qu’il importe de considérer la schize sous un autre angle désormais et de ne plus la voir comme le signe d’une antériorité morte, la bicaméralité pré-historique, ni comme le signe d’une maladie, ni à continuer de nier son existence, mais de la reconnaître comme étant une donnée vitale de l’existence, comme étant le nom générique de l’ensemble des zones sismiques, des failles, des intervalles, des interstices, où se produisent précisément des frottements, des combats, des conflits, des luttes mais surtout des échanges infinitésimaux ou non repérables immédiatement par les appareils dépendant de la raison. Et ce qui advient dans ces zones de failles, dans ces schizes multipliées à l’infini, qu’elles soient individuelles, collectives, historiques ou psychiques, ce sont précisément ce que nous cherchons à découvrir et à penser, à savoir des dieux.

Dans le texte de Jean-Pierre Morel du A.K. et la France, on peut lire ceci : "In den Lücken der Gesetze wohnen die Götter" dit Müller. Kluge s’amuse lui à parodier Wotan à l’acte I de Siegfried : Les failles des lois sont le siège des dieux.

VI Parsifal Container

Kluge a donné à son opus magnum le titre de Chronique des sentiments, ce qui doit nous conduire à penser que le terme de chronique est aussi important que celui de sentiment, même si aujourd’hui nous nous concentrons sur le second. Mais en fait les deux sont liés. Kluge écrit en effet " tout ce que j’entend pas chronique renvie au temporalités actuelles qui rendent compte de l’empire des forces subjectives". [4]

Zones de frottements et manifestations des dieux
Il importe donc de tenter un premier repérage de ces formes interstitielles de combat ou de lutte telles que Kluge les pense, et les articuler entre elles. La liste n’est évidemment pas exhaustive. Nous allons le faire aujourd’hui à partir du livre Parsifal Container, paru en 2021 et accompagné de dessins de Baseltiz qui venait de créer les costumes et décors pour une mise en scène du même Parsifal qui a eu lieu à Munich

Nous verrons à la fois comment fonctionne la méthode klugienne, comment se mettent place des décalages qui sont autant d’ouvertures et d’empêchement de re-fermeture autour d’éléments clichés.

Un bref résumé de l’action du Parsifal de Wagner s’impose. La lecture de la page Wikipedia sur le sujet suffira amplement à faire le point. Non seulement le Parsifal de Wagner est un drame et un opéra religieux et mystique mais il est une œuvre achevée, ce qui n’est pas le cas de notre Perceval qui est le dernier et inachevé roman de chrétien de Troyes.

Le livre de Kluge/Baselitz se présente comme des pages qui sont des bandes de papier insérées entre les grandes pages de dessins. La mise en page joue avec des images, les typographies, et cela permet de rappeler qu’il faudrait consacrer une séance complète aux éléments non directement textuels dans les livres de Kluge et les mettre en parallèle avec les éléments qui ne sont pas des images mais des textes, des cartons comme dans les films muets, dans ses films.

Ce qu’il va faire, c’est se saisir de quelques points, de quelques éléments qui sont à la fois des points majeurs d’interprétation mais qui ne visent en rien à permettre de produire une lecture du texte ou de l’opéra en tant que tel. Ce n’est pas une littérature secondaire ou critique de type universitaire qu’accomplit Kluge, c’est un travail de décryptage d’éléments qui peuvent permettre d’illustrer ses intuitions profondes et de les démontrer en le mettant en scène comme un texte nouveau, une création nouvelle et pas un texte critique.

Voici une liste des principaux sujet ou thèmes dont il s’empare pour créer son propre texte.

La mère
Le premier et grand sujet de ce livre est la mère de Parsifal, Herzeleide (coeur douloureux), car c’est en quelque sorte par elle que tout arrive. Cette figure de la mère ne s’ouvre pas sur une lecture psychologique ou psychanalytique, elle permet de mettre en relation des éléments psychiques individuels et historiques, relevant de la grande mémoire collective commune comme le sont les proverbes ou les contes etc.. Le "thème" donc sera ici le "mutterwitz" c’est-à-dire le supposé "bon sens maternel". Ce bon sens est comme l’incarnation à la fois du fond sentimental qui habite en chaque être, de la sagesse bienveillante censée animer chaque mère et d’une force mentale incroyable, d’une capacité de décision, de choix et surtout de fore à se tenir à ce choix, dût-il conduire, mais on ne le sait qu’après coup, à la catastrophe. P43.44

Mais auparavant la mère a été analysée comme celle qui avec à partir et malgré son aveuglement à elle, - ce qui implique que chacun existe avec sa part plus ou moins importante douloureuse ou joyeuse d’aveuglement -, parvient à transmettre quelque chose à son fils. La question est d’identifier un tant soit peu ce qu’elle transmet. Et la réponse est claire pur Kluge : il s’agit de la forme majeure de la schize, celle dont on est affecté sans le savoir et dont la découverte va permettre de relier le grand dehors au plus intime dedans.

Schize majeure
Elle renvoie à celle que nous avons analysé, il y a quelque séances, lorsque nos avons présenté le Perceval de Chrétien de Troyes. Perceval nous a permis d’approcher de plus près la structure schizoïde engendrée par la tentative de se conformer dans ses actes à une parole tirées des évangiles dans Mathieu 6.3.
"Pourquoi l’évangile dit-il « Que ta main gauche ne sache ce que fait ta main droite ? » C’est que la main gauche signifie fausse gloire qui vient d’hypocrisie trompeuse. Et la droite représente charité qui ne se vante de ses bonnes œuvres mais les dissimule si bien, que nul ne sait sinon celui-là qui a nom dieu et charité. Dieu est charité et qui vit en charité selon l’écrit de saint Paul (où je le vis et je le lus) demeure en dieu et dieu en lui. » [5]

Que le bien doive être accomplit dans l’ignorance « volontaire » du mal ne permet pas d’échapper à l’autre aspect d’un tel « choix », à savoir que ce choix est une oblitération volontaire du mal et qu’il fonctionne comme un déni.

Il se met en place sur la base d’un mécanisme psychique connu qui consiste à chercher l’unité dans une moitié du monde, ici en cherchant à vivre au plus près de dieu, opération qui ne peut se faire qu’en occultant l’autre moitié du monde, celle qu’incarne le diable et qui la part maudite que gouverne le mal.

On a vu aussi que cette occultation, ce déni, n’empêchait en rien la porosité entre ces deux face du même monde, entre ces deux faces de la psyché, entre les deux hémisphères dont nos cerveaux sont composés. Le choix de départ, celui d’une schize devenue séparation affirmée et dont on croit qu’elle va assurer l’étanchéité entre bien et mal, ce choix est mis à mal.

Majeure, la schize transmise par la mère de Parsifal à son fils l’est en ceci qu’elle traverse le champ social de l’époque des chevaliers et sans doute court bien au-delà, jusqu’à nous. C’est une schize psychique, la mère entend protéger son fils du dehors et en ne lui montrant qu’un côté du monde elle occulte l’autre, et une schize sociale puisque ce dehors dont elle veut protéger son fils, à savoir le monde des armes dans lequel le père a trouvé la mort, va fonctionner comme un attracteur puissant d’autant plus puissant qu’il ne correspond à rien dans le vécu et les connaissance de Parsifal et que l’éclat des armures va valoir pour l’étoile du nord.

C’est parce qu’il est privé d’un moitié du monde et d’une moitié de son cerveau en quelque sorte ( il n’a pas de nom ou ne le connaît pas) qu’il va investir le monde avec la seule moitié dont il dispose. Et c’est cela qui va précisément provoqué l’infinité des étincelles, c’est-à-dire les aventures de Parsifal. Et il va apparaître que c’est précisément de cette moitié dont le monde a besoin ou si l’on veut celle qui manque au monde, ce qui signifie ici la possibilité de le délivrer de la racine du mal qui affecte quelques personnes mais à travers eux toute la création, non seulement donc ces personnes mais mystiquement et symboliquement toute la création.
Le principe du décloisonnement

Cet exemple met en oeuvre ce que l’on pourrait appeler le principe du décloisonnement qui consiste à ouvrir un texte, un récit, un moment de l’histoire, une anecdote, bref n’importe quel matériaux textuel ou historique ou vécu par des gens qui le racontent, et à l’éclairer d’une manière inédite. Cette manière consiste à associer dans le mouvement du texte, des détails et, si cela s’impose, des remarques plus générales, d’inscrire tel aspect de ce dont l’exemple est porteur dans un cadre plus large, de relier cela à un concept et du concept, revenir aux actes, aux actions, à la situation qui s’en trouve cependant éclairée autrement. Ce déplacement du regard est sans doute l’élément majeur de la "technique" ou de la "méthode Kluge".

Le bon sens
Parfois, comme c’est le cas ici, une idée fuse et se matérialise par exemple en une sorte d’aphorisme ressemblant à un dicton et ces mots agissent comme un opérateur efficace qui fait glisser d’une notion bien connue du bon sens à une revalorisation éthique de ce terme qui devient un instant une sorte d’"image" mentale forte. L’esprit ou le trait d’esprit proche du witz et de l"ironie ici, permet de penser un contraire possible du bon sens et de la nommer : "le contraire du bon sens est l’ab-sens d’âme". Cette phrase p.46 semble comme projeter dans le ciel des significations possibles ce que mobilisent et motivent les proverbes dictons ou citation qui précèdent et parlent des mères ou de la mère en général et en révèle la puissance "objective" d’orientation.

Avec cette phrase notre vision du bon sens change, en tout cas notre point de vue sur le bon sens et la validité de notre "jugement", et cela sans que Kluge n’ait eu besoin de s’adresser à nous comme sujet ou comme conscience, car il n’y a donc aucun jugement seulement une sorte de constat "objectif", au sens où le bon sen est une forme d’objectivité basée sur les affects, ce qui est une thèse forte de Kluge, la fonction des affects des sentiments comme capables de porter eux aussi la pensée.

Le frottements des temps
Le texte de la p.56, qui est l’histoire en raccourci de la relation entre une mère et un fils qui elle aussi a trait à la relation mère/fils/guerre montre un autre aspect majeur de la méthode Kluge qui consiste à aller chercher dans des anecdotes qu’il puise aussi bien dans un passé proche que lointain, des exemples d’histoires qui se rapportent d’une manière ou d’une autre à l’élément de base qui est "analysé" ou qui sert de trame au déploiement des récits qui constitue le livre.
puis en arriver au conseil décisionnaire toujours du coté mère

La figure de Parsifal
Le second élément central de ce livre de Kluge est évidemment la figure de Parsifal, un sujet schizé ou duel, séparé du monde par sa mère et qui va traverser le monde au moyen de l’innocence qui est la sienne jusqu’à parvenir à la reconnaissance de sa mission, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il s’accorde avec l’autre moitié de lui-même mais à un niveau tel qu’il échappe en quelque sorte au mal, c’est-à-dire à la chute qui est en quelque sorte le lot du psychisme des hommes après l’effondrement du monde bicaméral.

Bicaméral, Parsifal l’est, mais dans un sens nouveau, qui prend ici, revu et relu et remis en selle par Kluge, une dimension plus actuelle que jamais.

La schize n’est pas tant intérieure, qu’individuelle et sociale. elle affecte l’individu mais aussi la relation individu société.

Ici, individuellement elle est incarnée par le personnage de Parsifal. Cependant, les autres personnages sont eux aussi affecté de schizes diverses mais plus sociale qu’ individuelles même si leur personne semble atteinte parfois de maux incurables.

Restons en Parsifal. Sa schize est rendue perceptible ou visible par ses vêtements, ce qui conduit Kluge à écrire le court texte de la p.30 qui se termine ainsi : " Il continuait de porter son habit de fou sous l’armure".

Un triple mouvement
Kluge fait de cette schize qui est finalement moins originellement psychique que le fruit d’une séparation entre l’individu et le monde, le résultat de l’éducation maternelle et le vecteur d’un double mouvement :
 de décryptage des autres formes de schize qui existent déjà dans la société et en chaque individu
 de dissémination de cette schize. Cette dissémination va se faire ici essentiellement à travers les actes de Parsifal.
 D’établissement des partages brisés mal compris et de révélations des étincelles, autant dire des dieux. Par exemple, le rire de Kundry-Hérodiade est celui d’une forme de duplicité et il est cause du mal, mais face à cela la schize dont Parsifal ignore être porteur est le véritable vecteur d’une puissance salvatrice.
Tout l’enjeu finalement est là : la formulation faire des dieux vise une chose rendre aux frottements générés pas la diffraction des schizes leur vertu à la fois éclairante et soignante, révélatrice et salvatrice.
La schize n’est ni un mal ni une maladie, elle est à la fois le vecteur de partages erratiques aux effets puissants et le vecteur du rétablissement de l’efficacité du "dieu", c’est-à-dire de la puissance salvatrice contenue dans la psyché.

Le principe de prolifération
Kluge voit dans la schize une sorte de principe actif de prolifération, c’est-à-dire un moyen de faire en sorte qu’au lieu de l’affrontement de positions idéologiques, allégoriques ou symboliques, il y ait des frottements affectant des zones variées, multiples. C’est alors que se produisent des étincelles qui sont comme les voix ou les signes, qui émergent du monde des ruines, des souvenirs, de l’histoire ou des vies individuelles lorsqu’elles sont confrontées aux flux violents de l’histoire par exemple.

Le double
La schize a un effet peut-être inattendu et qui reste non perçu, si l’on ne voit en elle que le vecteur de scissions internes ou intérieurs et donc de conflits insurmontables, c’est que finalement, en particulier pour Kluge mais aussi pour Sloterdijk comme le montre le premier volume de sa trilogie Sphères, intitulé Bulles, l’un des visage majeurs de la schize, c’est la figure du double.

Tout fonctionne en double, avec un double, en relation avec la figure du double. Parsifal p.119-120-121 : Kluge raconte à la fois une histoire dans l’histoire ( où le prend-il, je l’ignore) et engage son texte sur des voies inattendues mais déjà évoquées par le titre " que font les gens quand les dominants, pris par leurs aventures, n’ont pas le temps de s’occuper d’eux."

Du temps mythique de la rencontre entre les deux demi frères on bascule alors dans le présent historique celui de la présidence de Trump à l’époque de l’écriture et Kluge signale ainsi l’existence de brèches temporelles

Les deux raisons et les deux logiques
Parsifal devient moins un personnage qu’un opérateur psycho-philosophico-théologique, l’enjeu étant de confronter le bon sens à la théologie, ou si l’on veut deux types de "raison" fort éloignés l’un de l’autre. Ici la logique de la méconnaissance se heurte à celle de la connaissance magique surpuissante et de la connaissance sacrée devenue impuissante. L’enjeu est de parvenir à faire basculer à nouveau la puissance du côté du sacré, du dieu connu et de laisser les acteurs du mal à leur malheur justement.

Dans des textes sur La princesse de Clèves, Kluge fait apparaître l’existence de "deux raisons". Ce n’est pas la raison face à l’amour que comprend Kluge dans la Princesse de Clèves, c’est le fait que la conduite de la princesse dictée jusqu’alors par la raison selon une logique linéaire simple et grâce a laquelle les problèmes pouvaient être résolus en référence à un code de conduite, que cette raison ne suffit plus à assurer la défense qu’elle a instaurée entre elle et le monde. "La passion et la forteresse du moi se livrent bataille. " Kluge [6].

"L’irruption de l’amour menace, d’où la perte d’orientation de la princesse. elle devient le lieu où agissent deux logiques hétérogènes, celle de la préservation de la vie personnelle et celle e l’effusion vitale," note Mandana Covindassamy. (Kluge et la France, La tendre carte de la princesse de Clèves, p.119) Elle voit à l’œuvre chez Kluge la présence de deux logiques l’une linéaire donc et l’autre latérale.

"En effet, le roman de madame de Lafayette "devient un point nodal de l’œuvre de Kluge et une réserve séminale de son écriture. La germination suit donc deux lignes : elle naît e la lecture du texte initial, puis s’auto-génère par développements à partir d’une premier texte klugien. Cette première ligne de construction germinales se double d’une seconde de type latéral et réticulaire, tout aussi caractéristique de l’écriture de Kluge. Latérale, l’écriture l’est notamment grâce à la présence des images. elle permet d’ouvrir la linéarité du texte à la bidimensionnalité iconique non pas simplement en raison de l’insertion des photographies et schémas, mais parce qu’il ne s’agit pas là d’illustrations. Le dispositif d’insertion propre à l’esthétique klugienne concède à l’image une valeur égale à celle du langage, sans relations de subordination. L’image est placée sur le côté du texte, empiète sur la marge, ou vient interrompre une phrase sur deux images. L’ouverture latérale de l’écriture klugienne fraie la voie à son fonctionnement réticulaire." (idem, p.121).

Deux raisons donc qui ne sont pas celle de l’entendement face à celle du coeur, mais celle du moi et de l’amour propre face à l’irruption de la passion et de ses lois propres qui viennent battre en brèche la loi linéaire à la fois intérieure et extérieure individuelle et sociale en mettant en danger l’équilibre moi-monde par renversement de la préséance de ce moi-monde face à un autre moi qui émerge de et dans la passion.

Topique de l’outre conscience (ou de la post-conscience)
Les textes qui se déploient aux pages 63-64-65-66 du Parsifal Container non conduisent sur une pente tout à fait singulière, celle qui révèle comment s’opèrent des glissements, des adjonction ou des suppressions de signification et finalement des modifications de sens qui peuvent être temporaires ou profondes et durables.
Le parallèle mère-fils, Herzeleide-Parsifal et Klara-Hitler conduit à des avancées notables. la première concerne la schize qui creuse sa faille en Hitler et qui est elle-même sans cause véritablement définie (p.64) en d’autres termes le moi est le fruit de forces difficilement analysables et fixables tout juste repérables et c’est à cela que sert l’écriture à les mettre en perspectives à les associer selon les deux logiques que l’on vient de présenter.

Ainsi apparaît la question éternelle du MAL qui est dans le texte suivant présentée comme le résultat d’une confusion entre des registres ou plutôt d’un basculement entre des versions ou des approches de la figure de Klingsor entre celle de Wolfram von Eschenbach et celle de Wagner.

P.65 on voit apparaître un de ces glissements qui nous propulsent dans une autre dimension de la pensée dans la quelle notre conscience droite et juste et raisonnable se voit tout simplement balayée par un vent puissant et tournoyant qui ruines les assises sur lesquelles, elle, la conscience pensait se tenir pour l’éternité. On appellera post-conscience ou outre conscience ce nouvel état de la psyché lorsqu’elle doit s’orienter dans un mode de ruines.

Confiance versus connaissance
La lecture du court texte p.108 suffit à nous faire comprendre jusqu’où peut s’avancer la plume de Kluge lorsqu’il s’abandonne à un flux de pensée qu’il laisse couler, courir sans trop chercher à le contenir.

Au coeur du texte la question de la distinction de la puissance de chacun de ces facultés la connaissance, bien connue de nous et la confiance qui n’est pas élevée au rang de faculté dans le mode de la raison dominante et qui l’est chez Kluge dans la mesure ou ce "sentiment" cet affect, est déterminant tant dans le champ des relations sociales que pour ce qui concerne les choix individuels voire intime que chacun peut faire, en relation avec quelqu’un ou en fonction de ce qu’a pu dire ou faire telle ou telle personne.

Le monde se divise par une sorte de parthénogenèse conceptuelle, de désenclave et s’enrichit de possibles insoupçonnés. Telles sont les manifestations des dieux : irrégulières.

La capacité de distinguer (de choisir) mort et vie
Le texte p.157 nous permet de prendre acte de ce que les partages binaires de type idéologique, bien mal noir blanc, sacré profane, pur souillé etc... c’est-à-dire ce ces partages qui ressemble, à des schize mais sont des murs empêchant le passage entre les deux pôles, entre les deux cerveaux, ou, pour filer la métaphore, des moyens de bloquer tout ce qui serait non contrôlable par le moi et les instances sociales de contrôle (et dieu sait s’il y a des choses non contrôlables qui se produisent en nous et des instances censées faire ces contrôles) parmi l’infinité des informations qui transitent nécessairement par notre corps calleux.

La schize est en fait la part de vie au coeur des catastrophes et il n’est nul besoin de croire à la toute puissance de la pensée morale pour choisir entre vie et mort.... et donc entre bien et mal.

Le texte p.159, lui, nous montre ce qu’il en est du temps ou plutôt de noter croyance au temps aux figures imposées du temps l’une scientifique de sa linéarité infinie et l’autre de sa circularité vécue.
Là encore comme dan les cellules capables de choisir entre bien et mal l’adn parcourt le monde en tout sens et pas seulement au sens spatial de la métaphore mais au sens temporel.

"L’ADN agit dans les deux sens : du futur vers les temps passés, des temps passés jusqu’à notre présent." Pas besoin d’insister aujourd’hui, seulement de remarquer combien les coordonnés du temps changent avec cette simple phrase. Pas besoin de s’en référer à la version dite scientifique du temps pur contredire ce que dit Kluge. Il ne s’agit ni de vérité ni de mensonge, mais de réorganisation des coordonnées générales de la pensée en tant qu’elle est prise dans un jeu de métamorphoses constant.

La puissance défensive et offensive de la dimension autobiographique
Puisqu’on ne cesse de se demander ce que ce serait ou ce que c’est que "faire des dieux" il suffit d’écouter le bref texte p.136 intitulé Comment je ne devins pas un Parsifal.

Si les dieux ne parlent pas en vous, s’ils ne vous parlent pas, est-ce grave ? En aucun cas, il suffit de les faire ces dieux pour qu’ils existent et soient là auprès de vous et deviennent pour chacun "ses" dieux.

CONCLUSION
Vers une reconfiguration du topos du psychisme
On le comprend, ce qui caractérise la pensée en acte d’Alexander Kluge, c’est qu’elle fait trembler tout l’édifice sur lequel implicitement ou explicitement nous faisons reposer notre conception du monde et de nos relations avec lui.

En quoi et comment y parvient-elle. Et pourquoi ?

Elle y parvient non pas en brouillant les codes comme on le dit si bien aujourd’hui, mais on montrant comment ils le sont brouillés, là-même où l’on nous enseigne et nous fait croire à grand coup de publicité permanente et de mensonges officiels diffusés sans fin sur les ondes et les écrans.

Pas de visée "révolutionnaire" ici, mais une activité de déchiffrement de ce qui est et est tenu pour vrai non pas une critique directe qui serait toujours idéologique mais par un travail intense de chiffrement des données acquises découvertes ou détruites, c’est-à-dire par un travail constant de recomposition métamorphique qui entraine à comprendre la vie comme une processus en constante mutation métamorphose transformation.... on choisit le ou les termes qui nous conviennent le mieux.

Cet a-idéologisme effectif est l’aspect le plus manifeste et peut-être le moins perçu comme tel et c’st en cela que quoique non révolutionnaire au sens historique du terme il l’est au sens post)historique. Il montre comme l’a fait Flusser en son temps que la maison a changé d’allure et de statut et qu’elle est "trouée comme un gruyère" [7]

Maus au-delà de ces points essentiels quelque chose se profile qu’il est possible de synthétiser et qu’il faudra appeler un nouveau topos de la psyché.
Il suffira pour conclure d’en indiquer les éléments principaux qui consistent en ceci une métamorphose des coordonnées générales espace temps vitesse.

Trois brefs exemples nous suffiront à amorcer les séminaires à venir. Kluge repère :
 des Temporalités vides ou réversibles
P.158 adn dans les deux sens
 une mutation des relations entre ce que l’on comprend par dehors et dedans, intériorité et extériorité, quand il s’agit de parler et des individus et de leur psyché et des relations qu’ils et elles entretiennent avec ce qui est censé être le dehors, le monde qui se révèle être plus intériorisé qu’on ne le pense.
 une relation qui traverse aussi bien les choses que les pensées et qui est la relation entre ce qui a lieu et ce qui est perçu pour le dire très vite. On a vu avec les FICs de Lionel Naccache combien ce que nous nommons réalité ou fiction sont des éléments relevant de la même étoffe, mais on ne fait que commencer à comprendre la manière dont fonctionne ce moteur à deux temps qu’est celui de la construction psychique du soi et du monde. Ce moteur fonctionne sur deux "temps" l’évidence illusoire de l’existence d’une continuité des choses et l’incessante manifestation de moments de discontinuité, d’éléments discrets comme on les nomme en mathématique. bref nous rêvons en continu et le monde fabrique du continu par une prolifération d’éléments discontinus.

Voilà, nous y sommes, la boucle est bouclée !