Au cours de l’année 2015, lors de sa dernière exposition personnelle à Berlin, Gérard Gartner a annoncé qu’il allait détruire l’ensemble de son œuvre à Douarnenez en janvier 2016. Auparavant comme en une tournée d’adieu il a procédé à quelques destructions d’œuvres, moments publics vécus comme autant de plongées dans le geste même de la destruction. Il présente ici sa motivation et explicite la conception philosophique qui la porte. Les images ont été réalisées lors de la seconde destruction parisienne qui s’est tenue à la Galerie de Marie-Victoire Poliakoff le 7 décembre 2015.
Si je suis aujourd’hui ici avec vous, c’est pour partager ce moment si particulier de la présentation de certaines de mes œuvres.
Je tiens avant tout à exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont permis à cette exposition d’avoir lieu et qui d’une certaine manière confère ainsi à mon œuvre un moment de visibilité important, ce dont je leur suis fort reconnaissant.
C’est aussi à tous les artistes tsiganes qui depuis tant d’années attendent leur reconnaissance, à tous ceux qui Roms ou Sinte font la vitalité de l’art tsigane, que vont mes pensées en ce moment. En effet, depuis 1985 date de la reconnaissance officielle de l’art tsigane par le Conseil de l’Europe, il ne s’est pas passé grand chose et leur reconnaissance réelle tarde toujours à venir. C’est pourquoi ce moment, c’est à tous ces artistes que je veux le dédier.
Nous sommes ici dans l’une des seules galeries d’art tsigane d’Europe et je profite de cette occasion rare pour rappeler combien le chemin sera encore long qui conduit à l’acceptation sans réserve des pratiques artistiques des peuples nomades vivant en Europe.
C’est pourtant d’autre chose qu’il m’importe de parler aujourd’hui, car je me trouve à un moment particulier de mon existence.
En effet, cette exposition n’est pas une exposition parmi d’autres, c’est de manière claire et définitive, ma dernière exposition. Le prochain événement qui aura lieu autour de mon œuvre se passera les 15, 16 et 17 janvier prochain à Douarnenez dans le Finistère, lieu et dates auxquelles je vais, en effet, détruire de manière littérale et sans reste, la totalité des œuvres en ma possession.
Une telle annonce peut sembler brutale et révéler un fond narcissique autant qu’un manque de respect pour ce que j’ai créé. Il n’en est rien.
Je vois dans ce geste l’aboutissement non seulement de ma démarche, mais de ma conception même de l’art. Ou, plutôt qu’un aboutissement, un geste qui ne fait qu’accélérer le moment inévitable de disparition à laquelle tout ce qui vit, tout ce qui existe, est voué à plus ou moins long terme.
C’est aussi un geste qui se trouve en total accord avec ma conception de l’art et de ma pratique créatrice.
En effet, je ne travaille pas avec des matériaux de récupération pour le plaisir ni pour la facilité, mais parce que ce matériau en tant que tel rend perceptible la philosophie et la conception de l’art qui sont les miennes. Pourquoi le nier, j’ai sur l’art et sur sa fonction un avis qui rompt totalement avec les conceptions classiques et traditionnelles de l’art valables en occident.
En un mot, je pense l’art comme processus vivant et vital et ne vois donc pas en quoi, sinon par cette singulière perversion de l’esprit humain qui travaille souvent à s’opposer à ce qu’il sait, l’art devrait échapper à la règle générale qui gouverne le vivant.
Marcel Proust l’a déjà noté : « Victor Hugo dit : il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. Moi, je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourons en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur Déjeuner sur l’herbe. »
Et comme s’ils voulaient s’opposer à cette loi de la disparition nécessaire de ce qui a été, les hommes s’obstinent à reporter cette angoisse fondamentale sur les produits de leur génie, sur les objets de leur création, comme si vénérer était la réponse unique à leur solitude absolue et qu’ainsi ils cherchaient à persister dans le monde, à travers leurs œuvres au-delà de toute limite.
L’obsession humaine pour l’éternité me fait sourire et il en va de même pour les traces que les hommes entendent laisser de leur passage sur terre.
Vivre, c’est vivre. C’est pourquoi il n’y a pas de raison de ne pas faire ce pour quoi l’on se sent appelé, que ce soit rêver, travailler, construire, inventer, créer. Mais de là, de là à prétendre et à vouloir faire en sorte que ces traces deviennent éternelles, il y a un pas que je ne peux franchir. C’est pourquoi je reste encore plus loin du second pas qui consiste à vouloir à tout prix diviniser et les œuvres, et leurs créateurs.
Je me sens proche de ce que dit Paul Klee lorsqu’il déclare dans sa conférence de 1924, De l’art moderne, que ce monde « n’est pas le seul possible » et « que la création ne peut pas être achevée à ce jour ».
La nature ne cesse de produire du changement et rien de ce qui vient d’elle ne peut échapper à ce processus de destruction permanente qui est le véritable moteur de toute création.
C’est cela qui constitue la base de ma pratique artistique, cette « évidence » qui est aussi la base de notre expérience globale de la vie.
Face aux œuvres d’art, il me semble que l’enjeu est qu’elles nous permettent de nous connecter au mouvement général de l’univers, à l’énergie du « sans limite », dans lequel rien ne se perd, rien ne se crée et de trouver en nous le chemin qui conduit à l’appréhension de ce vide immobile, dynamique et silencieux, qui constitue pour moi la véritable « réalité ».
Face à ces éléments qui partent du plastique abandonné pour en exhumer et en exhiber les potentialités non vues pas nous qui ne le considérons que comme un déchet, je vous invite moins à vous perdre dans la contemplation des objets qui sont nés sous ma main qu’à vous glisser dans le mouvement même de la création-destruction qui constitue la vérité intime de la nature, de la vie, du cosmos.
Si, face à ces sculptures qui se tordent sous vos yeux « ainsi qu’un serpent sur la braise » vous laissez votre esprit suivre le mouvement de torsion qui les constitue, alors vous percevrez ces objets comme des clés ouvrant sur le mystère indicible de la création.
Mais c’est à vous de tourner la clé, à vous de pousser la porte, à vous de vous glisser de l’autre côté, à vous d’ouvrir votre esprit, à vous de faire l’expérience d’un voyage dans l’envers du monde.
Chacune de mes œuvres est une de ces barques que l’on prend lorsque est venue l’heure de passer le Styx. Mais loin de vous conduire dans le royaume des morts, mes œuvres vous conduisent du côté de la vie éternelle, dans ce monde où vérité et éternité ne font qu’un, elles qui sont le nom imparfait de ce qui échappe à toute prise.
Si vous faites cette expérience, même de manière fugitive, alors vous comprendrez que mon souhait de détruire mes œuvres n’est ni la lubie d’un original, ni l’acte d’un désaxé, mais bien l’affirmation consciente d’une conception de l’œuvre comme geste ouvrant sur l’envers du monde.
Vous comprendrez que j’entends affirmer en le mettant en œuvre par la destruction, la force absolue et invincible de la transformation et de la renaissance, c’est-à-dire de cette éternité dans laquelle baigne tout ce qui existe et qui, en effet, matière incertaine, doit un jour disparaître pour que renaisse autre chose, encore et encore.
Détruire, ici, c’est ouvrir la porte pour de nouveaux gestes et non enfermer le regard dans le piège d’une forme figée. Mes œuvres se tiennent au plus près du secret de cette transformation permanente, mais le geste de les détruire seul peut permettre de rendre à la vérité absolue un peu de visibilité dans ce monde des formes figées par l’irrésistible besoin qu’ont les hommes de croire.