« En un sens, donc, ce livre est un in memoriam pour les futurs perdus, un essai pour comprendre leur transmutation en quelque chose de “ riche et étrange ” (bien que cette “ richesse ” soit peut-être douteuse). En un autre sens, j’entends me pencher sur le mot et le concept de “ création ” à un moment où la fascination des origines est si marquée dans la culture et le discours de l’Occident. La “ création ” est cardinale en théologie, en philosophie, dans notre approche de l’art, de la musique et de la littérature. Mon enquête se fonde sur l’idée que le champ sémantique de ce mot n’est nulle part plus actif et contestable que lorsque les récits religieux et mythologiques des origines du monde - celui de la Genèse, par exemple, ou celui du Timée de Platon - impriment leur marque sur nos efforts pour comprendre la formulation des visions philosophiques et des poétiques. Quels liens les récits de la naissance du kosmos entretiennent-ils avec ceux de la naissance du poème, de l’œuvre d’art ou de la mélodie ?
À quels égards les conceptions théologiques, métaphysiques et esthétiques de la conception sont-elles apparentées ou divergentes ? Pourquoi les langues indo-européennes permettent, en vérité sollicitent, cette phrase -Dieu a créé l’univers– alors qu’elles reculent devant un “ Dieu a inventé l’univers ? Le jeu confus de la différenciation et du chevauchement entre « création ” et “ invention ” a été peu exploré. L’éclipse du messianique n’infirmerait-elle le concept de création philosophique et poétique tout comme les théories déconstructives ou “ postmodernes ” subvertissent celui de “ créateur ” ?
Ou, en termes plus vigoureux, quelle signification attacher à la notion de création des formes d’expression ou d’exécution que nous nommons “ art ” et, je crois, “ philosophie ”, si l’on met au rebut la possibilité théologique au sens large du terme ? (Fin de partie de Samuel Beckett est, précisément, une allégorie de cette question.) »
dans « Grammaire de la créaton »,
Georges Steiner,
collection Folio