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- Histoire(s) de la photographie 2/2Allocution prononcée par Bernard Perrine, en ouverture du Colloque sur la photographie

,  par Bernard Perrine

Seconde partie de l’allocution prononcée par Bernard Perrine (Photographe-Auteur) à l’Institut de France. Académie des Beaux-Arts, en ouverture du Colloque sur la photographie du 15 décembre 2015.

Une invention à la gloire d’Arago ?

Maîtrisant à merveille la communication, Arago a su créer pendant tous ces mois de 1839, ce que nous appellerions aujourd’hui un buzz. En effet, durant cette période, l’invention est partout : chez les politiques, dans la communauté scientifique, les journalistes, la communauté artistique et même le public.

L’invention prend la forme d’un véritable roman policier avec ses intrigues, il y a ceux qui ont vu mais ne veulent rien dire, ceux qui n’ont rien vu ou ont « ouï dire » et qui parlent beaucoup. En fin politicien et tacticien, il semblerait qu’Arago ait estimé très vite tous les avantages qu’il pourrait tirer à promouvoir Daguerre et son invention dans une période où la situation politique était délicate, bouleversée et incertaine. De nombreuses décisions ne pourraient pas s’expliquer autrement.

Parce qu’il avait laissé volontairement fuiter son communiqué de presse sur l’annonce officielle à l’Académie des sciences, le 7 janvier 1839, le journaliste Henri Gaucheraud put rendre compte de l’invention, en la déformant, le 6 janvier. Dans le quotidien légitimiste La Gazette de France il écrivait en effet que « les images ressemblaient plus à des “mezzo-tinto” qu’à des gravures, mais qu’elles les dépassaient en exactitude ».

Ce « buzz » avait un double but, faire accréditer Daguerre comme l’inventeur et signifier au monde qu’elle était française. Le 7 janvier 1839, François Arago « donna verbalement à l’Académie une idée générale de la belle découverte que Monsieur Daguerre a faite. Une plaque de cuivre argentée est sensibilisée à la lumière par une exposition préalable aux vapeurs d’iode. Exposée plus ou moins à la lumière, elle enregistre une image positive unique directe, révélée par une exposition aux vapeurs de mercure et fixation au sel marin […] »

Cette communication engendra une contestation du physicien anglais William Henri Fox Talbot (11 février 1800 – 17 septembre 1877), membre de la Société royale de Londres qui, dans le même temps montra ses travaux pour la première fois, à la suite d’une conférence de Michel Faraday, le 25 janvier 1839. Le 29 janvier, il fait parvenir un courrier à Arago et à Jean-Baptiste Biot (1774 – 1862) pour leur annoncer une revendication de priorité sur une découverte datant de 1835 concernant « la fixation et la conservation d’images provenant de la “camera obscura” et le lendemain Talbot dépose un mémoire auprès de la Société royale de Londres dans lequel il mentionne deux procédés permettant la conservation des “dessins photogéniques”. »

Opportunément, Arago se rappela l’antériorité des travaux de Nicéphore Niépce et annonça que l’Académie possédait « des preuves légales, des preuves authentiques ». Mais la meilleure des preuves sera fournie par un anglais. La Literary Gazette datée du 2 mars 1839 publie en effet un article dans lequel le botaniste Francis Bauer décrit le séjour de Niépce à Londres pendant les années 1827-1828 avec sa notice de Kew et des essais. Dans la présentation de l’invention qu’il prononcera le 19 août 1839, Arago remerciera vivement le savant pour sa loyauté.

Mais selon Monique Sicard [1], qui vient de consacrer un volume de la collection Photo Poche à François Arago, en cette année 1839, la rivalité franco-britannique aurait été aussi d’ordre politique car ce rejet de la réclamation d’antériorité de Talbot semble plutôt être un effet du nationalisme français. « Les relations se détériorent car anglais et français s’affrontent sur la question syrienne […] et sur la politique commerciale, les français accusant les britanniques de vouloir étrangler la production industrielle française déjà inférieure à la leur […]. »

Madame Anne McCauley [2], spécialiste des premiers temps de la photographie et professeur au département d’art de l’université de Massachusetts à Boston, va encore plus loin. Dans son essai intitulé Arago, l’invention de la photographie et le politique, paru en 1991 et traduit par Frédéric Maurin, elle stipule en effet que « l’invention simultanée dans plusieurs pays européens peut s’expliquer par le climat de positivisme, d’industrialisation et de démocratisation dans lequel un nombre croissant de consommateurs, épris d’ici et maintenant, auraient été demandeurs de représentations plus fidèles et moins coûteuses du monde matériel ».

D’autre part, dans le contexte politique spécifique à la politique politicienne française, Anne Mc Cauley soutient qu’Arago a sans doute décidé de promouvoir le procédé de Daguerre dans le but de limiter la prérogative royale, en raison de la formation, à la fin de l’année 1838, d’une nouvelle alliance, la « Coalition, qui regroupait au sein de l’opposition les républicains qu’il dirigeait, les légitimistes et plusieurs autres groupes comprenant Odilon Barrot (représentant la gauche dynastique, comme on l’appelait), Adolphe Thiers (le centre gauche) et Guizot (les doctrinaires), dans le but de limiter la prérogative royale […] ».

C’est dans cette situation politique plus qu’instable, due à la crise ministérielle, qu’Arago a réussi à faire voter une loi accordant une pension de 60 000 francs à Daguerre et 4 000 francs à Isidore Niépce, héritier, après le décès de son père, le 5 juillet 1833, du contrat d’association entre Niépce et Daguerre, enregistré le 14 décembre 1829.

Une disposition exceptionnelle, issue du programme républicain qui prônait que l’État pouvait se substituer à la libre-entreprise, car le procédé de Daguerre n’était pas brevetable en raison de sa simplicité (pas si simple que cela selon Mérimée). Mais surtout, contraire à l’éthique républicaine « car bénéficiant à un petit groupe d’individus et non pas au bien de tous ».

Arago est républicain, pour un État libre et égalitaire, il préconise l’éducation des masses avec comme credo « savoir, c’est pouvoir ». Il est favorable à tout progrès qui pourrait améliorer les conditions de vie de toutes les classes. Il a un penchant pour les machines qui soulagent l’homme et ici l’image est produite par une machine.

C’est dans ce contexte politico-humaniste et maçonnique, qu’il serait possible de justifier le choix de Daguerre, artiste entrepreneur qui donnait une image de dynamique industrielle. Un choix auquel il sera contraint, comme nous l’avons dit, d’associer Nicéphore Niépce pour justifier l’antériorité de la France, alors qu’il méprisait « ce propriétaire retiré dans ses terres et consacrant ses loisirs aux recherches scientifiques ».

Ces images produites par une machine et permettant une économie de travail et d’argent, il en a fait l’apologie auprès des diverses instances qu’il a eu à convaincre, principalement à travers l’argument dit des hiéroglyphes : « […] si la photographie avait été connue en 1798, pour copier les millions et les millions de hiéroglyphes qui couvrent, même à l’extérieur, les grands monuments […], il faudrait des vingtaines d’années et des légions de dessinateurs. Avec le daguerréotype, un seul homme pourrait mener à bonne fin cet immense travail […] ».

Il était persuadé que l’académie qui comptait un grand nombre de républicains comprendrait cette orientation vers les sciences appliquées, orientation qui lui était pourtant reprochée. De nombreux académiciens n’étaient-ils pas après tout appelés comme experts lors d’accidents causés par ces nouvelles machines ? Et Louis Joseph Gay Lussac ne dirigeait-il pas la verrerie de St Gobain à Chaumy ?

On comprend également pourquoi Arago, pour éviter les reproches de « déviation des sciences pures », s’ingénia à rattacher le procédé présenté par Daguerre à de véritables découvertes scientifiques touchant à la spectrométrie, à la photométrie de la lumière lunaire ou aux phénomènes de phosphorescence… Jean-Baptiste Biot ira même jusqu’à décrire son procédé, dans le Journal des savants, comme des séries de recherches menées pendant quatorze années « Sur les effets chimiques des radiations et sur l’emploi qu’il en fait pour obtenir des images persistantes dans la chambre noire […] des recherches qui ne manqueront pas d’enrichir la chimie et la physique moléculaire d’une foule de résultats aussi féconds qu’inattendus ».

Quant à Gay-Lussac, dans son rapport à la Chambre des pairs, le 30 Juillet 1839, il déclare : « Messieurs, tout ce qui concourt aux progrès de la civilisation, au bien-être physique ou moral de l’homme doit être l’objet constant de la sollicitude d’un gouvernement éclairé, à la hauteur des destinées qui lui sont confiées et ceux qui, par de nombreux efforts, cèdent à cette noble tâche, doivent trouver d’honorables récompenses pour leur succès […] ».

Pour se prémunir de leurs critiques, Arago et Daguerre avaient su aussi développer un discours envers les artistes et les milieux de l’art. Des personnalités comme Alphonse de Cailleux (1788-1876), directeur adjoint du musée du Louvre ou des peintres comme Henri Grévedon (1776-1860) ou Paul Delaroche (1797-1856) sont mis très tôt dans la confidence et, plus ou moins à leur insu, participent au mystère qui doit entourer la découverte.

C’est ainsi que Paul Delaroche déclara que « les procédés de Monsieur Daguerre portent si loin la perfection de certaines conditions essentielles de l’art, qu’ils deviendront pour les peintres, même les plus habiles, un sujet d’observation et d’études ». Ce qui le frappe dans les dessins photographiques, c’est que le fini, d’un « précieux imaginable, ne trouble en rien la tranquillité des masses, ne nuit en aucune manière à l’effet général ».

Ou plus tard : « La correction des lignes, la précision des formes est aussi complète que possible dans les dessins de M. Daguerre, et l’on y reconnaît en même temps un modèle large, énergique et un ensemble aussi riche de ton que d’effet. Le peintre trouvera dans ce procédé un moyen prompt de faire des collections d’études qu’il ne pourrait obtenir autrement qu’avec beaucoup de temps [...] ».

La révélation du secret de Daguerre et le don de l’invention au monde lors de la séance publique du 19 août 1839 à l’Académie des sciences, semblent représenter pour Arago une victoire tant pour la découverte que pour les valeurs républicaines.

L’engouement du public fit du créateur du Diorama un héros. Arago consacrait autant l’artiste que sa propre idée du progrès industriel. Ce qui fit dire au saint-simonien Pierre Leroux en 1834 dans De la doctrine du progrès continu, que « l’objectif était de faire de plus en plus converger la science, l’art et la politique vers un même but : introduire la notion du changement, du progrès, de la succession, de la continuité, de la vie ».

Si Daguerre est persuadé que son invention va être avant tout d’une grande utilité pour les artistes, Arago pense qu’elle sera d’abord d’une grande utilité pour la science et qu’elle intéressera en second lieu « les questions artistiques ».

2 « La photographie est-elle un art ? »
 Les « belles images » d’Hippolyte Bayard

Victime de ce choix, Hippolyte Bayard fut sans doute le plus malheureux et le plus méconnu des grands inventeurs de la photographie. Comme Fox Talbot, il avait revendiqué en 1839 la primauté de la fixation des images « de telle sorte qu’elles pouvaient soutenir le plein soleil ».

En effet, depuis 1838, comme le rapporte Émile Durieu dans le Bulletin de la Société française de photographie de février 1856, Bayard étudiait l’action de la lumière sur des substances chimiques variées. Il a consigné dans un cahier, conservé par cette même Société, 67 pages d’essais de toutes sortes, enregistrant ses résultats en les accompagnant d’annotations.

Lorsqu’il prit connaissance de la déclaration d’Arago du 7 janvier 1839, il prit l’initiative de présenter à César-Mansuète Despretz (1791-1863), Membre de l’Académie des sciences, le 5 février 1839, ses « dessins photogènes ou photogénés selon les sources », obtenus par contact. Et le 20 mars, tel qu’il l’a consigné dans son cahier, la première image positive sur papier, donc bien avant Talbot et Daguerre : « le 20 mars, obtenu des images en sens direct par la chambre noire, fait voir des échantillons à M.Grevedon. Il faut une heure environ, le 6 avril il ne fallait plus que 30 à 35 minutes […] et au moment du dépôt du brevet quelques secondes […]  ».

Bayard qui dans un premier temps avait obtenu des images négatives n’a pas su anticiper l’importance que le négatif allait avoir. Dans l’ouvrage Hippolyte Bayard, naissance de l’image photographique [3], Jean-Claude Gautrand écrit même que les découvertes de Bayard « soulignent indirectement l’impasse – aussi brillante soit-elle - dans laquelle s’est engagé Daguerre ».

Autoportrait en noyé
Hippolyte Bayard, Positif direct 1840. Col. SFP.

L’intervention pressante d’Arago accompagnée d’une petite bourse convaincra Bayard de ne pas publier son procédé avant 1840 « afin de ne pas nuire au prestige de Daguerre et de sa découverte » rapportera Lacan dans l’édition de La Lumière datée du 2 septembre 1854, au vu de notes manuscrites de Bayard.

« Quel monde grommellera Arago ! On ne veut plus laisser à l’Académie et aux Pouvoirs constitués la tutelle de l’honneur et de la gloire. La France va sombrer dans le plus affreux désordre […] ». Malgré les controverses qui subsistent sur l’événement, Le Moniteur daté du 22 juillet et Le journal du commerce, politique et littéraire du 3 août 1839, cités par J-C Gautrand, rendent compte d’une exposition, rue des Jeuneurs, au profit des victimes du tremblement de terre de la Martinique. Elle n’a certainement pas eu lieu à la date prévue du 24 juin mais Bayard y « excita le plus vif enthousiasme avec ses dessins photogénés, intitulés modestement essais […] ».

Ce serait donc la première exposition publique de photographies au monde. À ce titre il pourrait être le premier photographe, car il a créé des « belles images, au delà des curiosités scientifiques ». « Sans l’arbitraire d’Arago, le chemin serait droit et facile : Wegwood aura une lointaine priorité idéale, Niépce aura la gloire de l’invention réelle de la photographie, et Bayard aura la place et le rôle de premier photographe car il ne donna point de légendaires fantômes d’images, mais de “belles images” ».

Le 2 novembre de la même année, lors de sa séance hebdomadaire, forte du rapport de Raoul Rochette, l’Académie des Beaux-Arts, par la voix de son Secrétaire perpétuel, reconnaît la « supériorité du procédé de Bayard, lequel dépose à l’Académie des sciences un pli cacheté expliquant son procédé accompagné d’une épreuve ».

Cette reconnaissance encourage Bayard à continuer ses recherches car la primauté daguerrienne n’a pas arrêté la course aux brevets. Il ne fait pas de doute que son fameux « noyé », avec le texte qui l’accompagne au dos de l’épreuve, ait été conçu autant pour frapper les esprits que par esprit de dérision.

Il démontre à ceux qui en douteraient encore son savoir-faire et sa capacité de création au-delà des prouesses scientifiques. Le 18 octobre 1840, il écrit en effet au dos de l’épreuve : « le cadavre du monsieur que vous voyez ci-derrière est celui de M. Bayard, inventeur du procédé que vous venez de voir, ou dont vous allez voir les merveilleux résultats. À ma connaissance, il y a près de trois ans que cet ingénieux et infatigable chercheur s’occupe de perfectionner son invention. L’Académie, le Roi et tous ceux qui ont vu ses dessins, que lui trouvaient imparfaits, les ont admirés comme vous les admirez en ce moment. Cela a fait beaucoup d’honneur et ne lui a pas valu un liard. Le Gouvernement, qui avait beaucoup trop donné à Daguerre, a dit ne rien pouvoir pour M. Bayard, et le malheureux s’est noyé. Oh ! Instabilité des choses humaines !
Les artistes, les savants, les journaux se sont occupés de lui pendant longtemps et aujourd’hui qu’il y a plusieurs jours qu’il est exposé à la Morgue, personne ne l’a encore reconnu, ni réclamé ! […] »
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Après un engouement qui provoqua une véritable « Daguerréotypomanie », telle que l’on peut la voir sur la caricature de la lithographie de Théodore Maurisset de décembre 1839, encore appelée « potence pour graveur », de nombreux ateliers ouvrent leurs portes (peintres, opticiens, marchands produisent plusieurs milliers d’images par an. Nombre d’entre elles périssent sous l’oxydation due à des écrins non hermétiques et beaucoup finissent leur vie par un repolissage car le matériau de base est cher. Nadar dira de ces « ateliers parisiens de daguerréotypistes, qu’ils ont un charme désuet, tout juste bon à attirer des provinciaux et des nostalgiques ».

Le Daguerréotype ne sera d’ailleurs pratiqué que pendant une dizaine d’années. Néanmoins, comme le remarque Robert de La Sizeranne (1866-1932) dans ses travaux sur l’école anglaise, les doctrines de John Ruskin (1819-1900), adepte du daguerréotype, ont largement influencé le mouvement préraphaélite qui se crée en 1848 et la photographie victorienne entre 1850 et 1860. « Contre la décadence où était tombée la peinture britannique depuis la vieillesse de Turner, il prône un langage nouveau caractérisé par des couleurs vives et la précision des détails ». Il est impressionné par le daguerréotype et loue sa précision qui « permet à l’œil de découvrir des parties infimes et négligées ». Avant que ce même Ruskin s’avère critique de la photographie de paysage, « incapable de restituer les couleurs de la nature et en particulier du ciel ». Mais au moment où il écrit cela, des photographes comme Roger Fenton ou Henry White en sont déjà au collodion humide. Tandis qu’à Paris, on se dirige aussi vers d’autres procédés comme le négatif verre, mis au point en1847 par Abel Niépce de Saint Victor (1805-1870), cousin germain de Nicéphore Niépce.

C’est finalement le procédé inventé et breveté par Talbot en 1841, le Calotype « belle image » (du grec Kalos) qui se développera mondialement sous le nom de Talbotypie pour se différencier d’autres brevets, notamment en France, où le drapier Louis-Désiré Blanquart-Evrard (1802-1872) le détournera et l’améliorera avant de l’exploiter.

En dehors du fait que le procédé négatif/positif permettait la multiplication des tirages, il fut prisé par les uns pour sa douceur, la profondeur de ses ombres mais rejeté par les autres pour son manque de netteté et ses longs temps de pause. Il séduira les amateurs fortunés dont, comme le souligne Sylvie Aubenas dans l’ouvrage Primitifs de la photographie [4], nombre d’orléanistes écartés du pouvoir qui auront tout loisir de se consacrer à la Calotypie. Toutefois, comme le daguerréotype, son utilisation sera brève. Sa faible sensibilité l’empêchera de devenir un procédé commercial. Il se répand à partir de 1843 et se développe surtout de 1846 à 1860. « Le calotype a été une parenthèse, mais il a produit parmi les plus belles images du XIXe siècle » résume Sylvie Aubenas.

Quatre grands calotypistes Gustave Le Gray (1820-1884), Charles Nègre (1820-1880), Édouard Denis Baldus (1813-1889), Henri Le Secq (1818-1882) mettront en valeur ses capacités esthétiques en entraînant des artistes comme Eugène Delacroix, Victor Hugo, Auguste Bartholdi mais aussi Olympe Aguado, Étienne Delessert ou des politiques comme Auguste Casimir-Périer. Ce sont ces grands calotypistes choisis avec quelques autres qui constitueront la fameuse « Mission Héliographique » que Mérimée et la Commission des monuments historiques va envoyer, en 1851, sur les routes pour recenser le patrimoine monumental français en donnant en quelque sorte raison à Arago qui rêvait de la photographie pour recenser tous les hiéroglyphes.

Après la proclamation de l’invention, l’Académie des sciences a enregistré les nombreuses améliorations des différents procédés, constituant ainsi une des plus importantes collections de photographies de cette période au monde. Un trésor qui demande encore à être indexé et révélé.

Gustave Le Gray, en 1849, utilise le collodion avant que l’Anglais Frédéric Scoot Archer (1813-1857) mette au point le collodion humide. En France, « ces hommes désireux de hâter les perfectionnements de la photographie » auxquels viennent s’adjoindre des opticiens comme Charles Chevallier ou des peintres comme Eugène Delacroix se retrouvent très vite au sein de la Société Héliographique, société savante fondée en janvier 1851. En pleine ère du calotype français, elle est présidée par le daguerréotypiste, baron, ambassadeur, Jean-Baptiste Louis Gros (1793-1870). Avec La lumière [5], hebdomadaire non politique, première publication au monde consacrée à la photographie, cette association crée, selon André Gunthert [6] « l’institution du photographique ».

Mais, parce que « la trop grande place faite à la photographie sur papier, au détriment des procédés relatifs au daguerréotype, avait créé beaucoup de mécontents […] », la Société Héliographique est dissoute le 31 mars 1853. Beaucoup de ses membres rejoindront la Société française de photographie qui sera crée le 15 novembre 1854 et, à laquelle, vous pouvez encore adhérer aujourd’hui [7]. Très vite l’institution et la publication vont refléter une des premières questions qui se posèrent dès l’automne 1839 : « Ces nouvelles images relèvent-elles de l’art ou de l’industrie ? » Le roman de la Société Héliographique répond en quelque sorte à cette première question et annonce la future industrialisation de l’invention.

Une seconde question plus brûlante émergea : elle concernait une éventuelle concurrence de la photographie pour les peintres et les lithographes qui verraient leur activité disparaître ? Dès 1839, François Arago l’avait pressentie et tenté de l’esquiver en mettant les institutions dans la confidence de l’invention mais, jusqu’en 1870, chaque amélioration des conditions de production relancera le débat.

En 1853, Ernest Lacan rédacteur en chef de La Lumière tentait « trois esquisses physiologiques » du photographe :
 « Le photographe proprement dit », c’est le professionnel, qui produit « les images fidèles d’un gendarme, d’une première communiante, d’un monsieur de qualité douteuse, de deux ou trois familles groupées tendrement, le sourire aux lèvres […].
 Le photographe artiste est celui qui, ayant consacré sa vie à l’étude d’un art, comme la peinture, l’architecture, la gravure, etc., a vu dans la photographie un moyen nouveau de traduire ses impressions, d’imiter la nature dans sa poésie, sa richesse et sa beauté […] ».
 « Le photographe amateur, pour nous, c’est l’homme qui, par amour de l’art, s’est passionné pour la photographie, comme il se serait passionné pour la peinture, la sculpture […] et qui en a fait une étude sérieuse, raisonnée, intelligente ».

C’est précisément ce processus d’assimilation que Paul-Louis Roubert a décrit dans L’image sans qualités, les beaux-arts et la critique à l’épreuve de la photographie de l’origine en 1839 [8], jusqu’au fameux texte de Baudelaire « Le public moderne et la photographie » publié en 1859 « qui commente le phénomène et en rédige l’épilogue ».

Cette question récurrente sur la valeur esthétique de la photographie émerge dans l’article fondateur de Robert de la Sizeranne « La photographie est-elle un art » publié en 1897 dans la Revue de l’art ancien et moderne. Une préoccupation qui alimentera, jusqu’à nos jours, les titres de nombreux ouvrages, articles, colloques, thèses ou communications.

Texte d’André Maurois écrit pour le cinquantenaire du magazine « Le Photographe » (Archives B.Perrine)

À l’opposé des théories et des visions fixistes attachées à l’histoire des techniques du chimiste viennois Josef-Maria Eder et de son historiographie spécialisée « Geschichte der Fotografie », l’historiographie française s’orientera plutôt à développer des perspectives sociologiques et esthétiques largement encouragées par la thèse de Gisèle Freund éditée en 1936, La photographie en France au XIXe siècle, essai de sociologie et d’esthétique. La dimension esthétique arrivera plus tard, obéissant peut-être à la réflexion du philosophe de la Renaissance Giordano Bruno « Les images sont des énigmes que l’on résout avec le cœur. »

Sans répondre spécifiquement à ces questions, les commémorations du cent-cinquantenaire de l’invention ont néanmoins fourni quelques réponses, ne serait-ce que par les titres des expositions qui lui furent consacrées : « L’invention d’un art » [9], « L’invention d’un regard » [10], The Art of Photography [11] ou On the art of fixing a shadow [12]

De même, à l’occasion, ou en dehors, de ces commémorations, de nombreux artistes ont choisi de rendre hommage à l’invention à travers l’emblématique « Point de vue du Gras » de Nicéphore Niépce.

Point de vue du Gras
Nicéphore Niépce

Dans ses « Verifice » de 1971-72, le photographe italien Ugo Mulas commence par rendre hommage à Nicéphore Niépce. Un autre italien, Paolo Gioli, en 1992, triture des polaroids pour retrouver les matrices des images de Niépce.

Avec « Googleram », réalisée en 2005 avec le logiciel libre « photomosaïque » et composée de 10 000 images obtenues sur internet et répondant aux critères de recherches « photo » et « foto », le catalan Joan Fontcuberta réalise la liaison avec nos univers contemporains dans lesquels l’algorithme est venu s’accoler au couple physique-optique / chimie pour ouvrir un nouveau chapitre de l’invention.

Niepce googleram 2005
Joan Fontcuberta

En 2013, le japonais Daido Moriyama accroche une reproduction du « Point de vue du Gras » au-dessus de son lit et lui consacre un ouvrage View laboratory.


- Petite histoire de la photographie sous le prisme du photomontage et de la retouche

- Conversations autour de la naissance de la photographie, Dominique de Font-Réaulx