« je conseillerais à quiconque ne voudrait pas croire que le monde soit tel d’observer, par le même moyen un tramway. Celui-ci exécutait devant le palais une double courbe en forme d’S. Du haut de son deuxième étage, notre observateur l’avait vu d’innombrables fois apparaître, décrire son S et disparaître, en restant à chaque moment de ses évolutions la même figure rouge. Mais ce fut tout autre chose à travers les jumelles : une puissance mystèrieuse écrasa soudain cette caisse comme une boîte de carton, ses parois se contractèrent, tout allait s’aplatir quand l’étreinte non moins brusquement se relâcha ; la caisse s’élargit dans sa partie postérieure, un mouvement parcourut toutes ses surfaces : le temps que l’observateur ébahi reprît son souffle, la vieille boîte rouge avait retrouvé son aspect familier. » Œuvres préposthumes, Ed du Seuil 1965, extrait de la nouvelle Les Lunettes d’approche appartenant aux Considérations désobligeantes de ce recueil, cf p 103 de l’édition Point Seuil
Cette citation de Robert Musil faite par Jean-Louis Poitevin dans La cuisine de l’homme, essai sur l’œuvre de Robert Musil est une excellente illustration du principe d’Heisenberg : « Étant donné que l’appareil de mesure a été construit par l’observateur… Nous devons nous souvenir que ce que nous observons n’est pas la nature elle-même mais la nature exposée à notre méthode de questionnement. » [1], Comme Musil —découvrant l’effet d’écrasement de la perspective du aux longues focales— nous le montre dans l’ensemble de la nouvelle, l’outil à travers lequel nous observons le monde le transforme et constitue en lui-même un point de vue sur le monde.
PS Évidemment, ce commentaire est le fruit d’un léger anachronisme.... Faut-il une fois de plus, comme Jules Verne nous l’avait démontré, affirmer que l’art précède la science ?