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Regard sur l’image

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- Le temps des ouvriers III/IIIEntretien avec Stan Neumann III/III

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Jean-Louis Poitevin, philosophe, critique d’art, romancier

- Stan Neumann, un parcours, une œuvre II/III

Stan Neuman : une singularité au travail

On glose souvent sur les motivations, les manières de faire, les questions et les enjeux qui s’activent au coeur de la démarche d’un créateur et l’on fait souvent des gorges chaudes de tel ou tel aspect mis en exergue comme si un élément suffisait pour déterminer la qualité d’un travail. C’est quand on a adopté les critères implicites de la marchandise et de sa pourvoyeuse qu’est la publicité.

Stan Neuman nous donne ici à entendre une autre voix, un autre type de voix. Il n’est pas le seul mais il ne sont pas très nombreux à parvenir à un tel degré de justesse dans ce qu’il réalisent évidemment mais aussi dans leur manière de penser de créer et d’en parler.

Nulle propension au narcissisme, nulle emphase sur les choix techniques, nulle tentation de se prendre pour ce qu’il n’est pas. Il y a ce qu’il réalise et cela suffirait d’ailleurs à nous permettre de comprendre comment il pense.

Mais l’entendre dire permet de savoir qu’il a élevé ce qu’on appelle la conscience de soi à un niveau d’exigence tel qu’il parvient, ici, à dessiner un portrait en creux non de lui-même mais de ce qu’est une singularité au travail.

On pourrait objecter que dès le départ, il parle de lui. Mais celui qui parle n’est pas Monsieur Neuman, c’est un sujet qui est capable de se comprendre comme un crible comme un filtre et comme une machine à choisir à sélectionner et à décider.

Et tout cela n’a pas lieu en fonction de critères relevant d’associations déterminées par les voix du dehors, mais bien par la machine vivante qu’est un corps pensant. Ici « je » n’est ni « moi » ni « un autre », mais la combinaison des trois, aucun ne pouvant prétendre à exercer une domination sur les autres. Un film c’est donc au moins une envie, ce qui implique l’envie de filmer ce qu’il a envie, une absence d’exhaustivité, car, sur un sujet imposé ou choisi l’exhaustivité conduit à l’échec d’un film ennuyeux ou pompeux, indigeste en tout cas, l’acceptation de l’imperfection, seul moyen de parvenir à une sorte de justesse effective, et enfin accueillir les voix qui ne sont pas la sienne, car dans le type de film qu’il fait, appelons-les des films de création à fonction documentaire, c’est aux autres qu’il doit laisser la parole.

Ici, le réalisateur est donc un double filtre, de ses propres inclinations et la voix de ceux avec lesquels et sur lesquels il travaille.

Films de composition et non films de monteur, il pense son travail à partir de l’envie benjaminienne d’un livre composé de fragments voire d’un livre qui ne serait fait que de citations. Et c’est ce qu’il fait puisque c’est toujours en se glissant dans la peau d’un autre qu’il travaille, mais toujours à partir de la sienne, car il faut bien un crible pour filtrer, trier et classer et mettre en ordre.

La tension entre déséquilibre vital en terme d’intensité et catastrophe ou écroulement du film est et reste le « moteur » majeur, pour lui, car sans une tentative de passer les bornes il n’y aurait guère de dynamique ou alors un film suivant un train de sénateur ennuyeux et dans le chaos catastrophe il n’y aurait plus de film. Il cherche donc, à chaque film et en fonction du sujet, à faire en sorte que le risque de l’échec soit le principe actif de la chance de la réussite. Car filmer est un jeu, une manière de jouer à se perdre, c’est-à-dire à n’avoir pas peur de risquer de se perdre en ayant confiance dans sa chance et dans le fait que cela, si l’on est attentif et ouvert, finira par parvenir à s’éclaircir et le sens à coaguler un peu.

Dans ce film sur les ouvriers à travers l’histoire, la tension entre références au présent et justesse historique a été le principal moteur. Le refus des entreprises aujourd’hui d’accepter qu’il vienne filmer dans leurs murs lui a en quelque sorte facilité le travail. Il a pu énoncer ce qu’il avait à dire et dessiner lui-même par ses images les limites de son « objet ».

Car Stan Neuman n’a pas fait un film historique mais un film ancré dan le déploiement de l’histoire. Et de plus il n’a pas cherché à raconter ce que l’on savait déjà mais ce qui n’a pas été raconté ou si peu que c’est à ces aspects du monde ouvrier à ces voix recouvertes par la suie du temps qu’il a tenté d’ouvrir la porte.

Faire un film, ce n’est pas faire plaisir au spectateur et lui dire ce qu’il veut entendre. N’étant pas lui-même embourbé dans les filets du narcissisme marchandisé, il offre à ceux qui voient ses films des images qui ne répondent pas à l’attente implicite-explicite de gens dont l’esprit a été formaté par plus d’un siècle de domination de « pensée publicitaire ». Et c’est là que ce qu’il appelle la composition entre en jeu. C’est en composant, comme on le fait d’un livre ou d’un tableau complexe, qu’il parvient à produire cet écart permettant à ses films de « sonner juste ».

Raconteur, il se définit ainsi. Un raconteur qui raconte avec cette matière tout à fait spéciale qu’est le film ou la matière filmique. Mais il est devenu si facile de faire des images de ce que nous voyons et vivons chaque jour, que l’enjeu de faire un film de création documentaire ne peut pas être de partir de ces images-là ni même de les utiliser. Omniprésentes, elles ont doublé le vécu et sont devenues le réel. Elle sont ce dans quoi on est englués.

Le travail du réalisateur pour Stan Neuman ?
Décomposer ce « réel » de façon à créer d’autres horizons. C’est pourquoi, ces films, même s’ils parlent de choses qui relèvent de la vie des gens, de nos vies, de notre vie nous projettent dans un monde plus ouvert avec un horizon plus large, nous libèrent, au moins un peu, de la glue du « réel ». Et nous nous sentons enfin habiter le présent puisqu’il nous en quelque sorte redonner à voir un passé et un avenir.

Par ses films, lui qui en effet se sert de son « corps-pensant » pour travailler, il tente et parvient à nous faire éprouver un « autre réel » fait de textures, de sensations, de lumière de sons,… bref de tout ces éléments qui sont ceux de la vie mais aussi ceux dont le film a besoin pour être ce qu’il doit être, non une copie de quoique ce soit mais une invention-création faisant sentir, un peu, de l’infini qui nous habite et nous hante.

Et ainsi se dessine l’ambition profonde de Stan Neuman, qui est de faire des films qui amèneront ceux qui les voient à regarder les choses comme si c’était la première fois.

Et quelle autre ambition avoir quel que soit l’art que l’on pratique sinon celle de permettre, à travers un petit fragment de monde qu’il soit tableau, livre ou film, de revivre ce dont jamais l’on se souvient et qui pourtant l’on a vécu qui est le premier matin du monde.