Regard sur l’image

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- LudditeImage et technique

,  par Hervé BERNARD dit RVB

« Fait de mains d’homme » est une expression, bien souvent, cantonnée au monde de l’art. Est-ce bien raisonnable ? Ne concerne-t-elle pas plus largement les relations de l’humanité à la teckné et à la machine ?

Dans l’histoire de l’art, ce débat surgit au moins à quatre reprises :
 pendant la Renaissance, avec la sculpture et l’imprimerie, cette dernière provoquera la ‘’disparition’’ du manuscrit dont le livre d’art est un lointain descendant :
 pendant la Révolution industrielle avec la photo, on verra plus loin que l’apparition de la photographie est quasi concomitante au mouvement luddite. C’est ce mouvement d’industrialisation de la production textile qui donnera, ultérieurement, naissance au travail à la chaîne.
 avec l’arrivée du numérique et de l’informatique dans notre univers quotidien, au cours des années 1990 ;
 et, aujourd’hui avec l’IA et pour certaines d’entre-elles, une application devenue presque quotidienne comme le montre les aides à l’écriture dans les traitements de texte, au détourage automatique dans les logiciels photographiques, les algorithmes de réglages des appareils photos et maintenant ChatGpt et autres IA...

Préambule : qui étaient les Luddites ?
Les Luddites sont des tisserands et des ouvriers de l’industrie textile britannique naissante. Ils s’opposèrent à la multiplication de métiers mécanisés et des cadres à tricoter. La plupart d’entre eux, après des années d’apprentissage, étaient devenus des artisans qualifiés. Leur crainte dui de révéla justifiée, était de voir disparaître leur métier, leur gagne-pain. Entre 1811 et 1816, organisés en bande, ces ouvriers révoltés par le haut taux de chômage, détruisirent ces machines industrielles servies par des opérateurs non qualifiés.

Leur nom de « Luddites » est issu de l’un de leurs précurseurs : Ned Ludd, jeune apprenti qui aurait détruit une machine textile en 1779. Comme Robin Hood, il résidait dans la forêt de Sherwood et comme son prédecesseur, il n’existe aucune preuve de son existence. Cette équivoque ne fit pas obstacle à son leadership et il devint le leader mythique du mouvement. Elle fut même un atoût car elle lui permit d’esquiver la répression. La seule preuve de son existence : des lettres de menace de sabotages signées de ce nom et envoyées en 1811.

Le premier n’est jamais le premier
« Ainsi, en 1675, des tisserands de Spitafields avaient détruit des machines pouvant chacune accomplir le travail de plusieurs ouvriers ; en 1710, un bonnetier de Londres qui employait trop d’apprentis, violant la Charte des tricoteurs sur métier, vit ses machines cassées par des ‘’stockingers’’ [1] en colère . »[Histoire d’une révolte]

Engrenages
© Hervé Bernard 2011

Les premiers pas du mouvement luddite eurent lieu, en 1811, à Nottingham, lors de casse de machines et cette pratique se répandis rapidement dans la campagne anglaise. Avec le temps, ‘’Luddite’’ est devenu un terme générique utilisé pour décrire les personnes qui n’aiment pas les ‘’nouvelles’’ technologies, celle de l’industrialisation dans un premier temps puis aujourd’hui, les techniques de robotisation et du numérique... Dès cette époque, ce mouvement oppose des artisans ou des ouvriers qualifiés à des ouvriers non qualifiés qui sont accusés de pratiquer une concurrence déloyale [2].

Les travailleurs espéraient que leurs raids dissuaderaient les employeurs d’installer ces machines, coûteuses. Cependant, en rendant le bris de machine passible de mort, le gouvernement britannique opta pour une condamnation de ces soulèvements. Les troubles atteignirent leur apogée en avril 1812, lors d’une attaque contre un moulin près de Huddersfield où quelques Luddites furent abattues par l’armée. Dans les jours qui suivirent des dizaines d’entre eux furent pendus ou exilés en Australie.

En France, on les appela les canuts
Toujours dans le secteur du textile, en 1831 puis 1834 et 1848, à Lyon, les canuts, équivalents des luddites, déclenchèrent des soulèvements ouvriers. Cependant, tout comme en Angleterre, les canuts ne furent pas les premiers. En effet, lors de l’introduction de nouvelles machines à tondre les draps, leur révolte fut précédée, en 1819, d’émeutes écrasées par l’armée à Vienne suite à la casse de nouvelles machines à tisser à l’image de celle inventée par Jacquard. Tout comme les luddites britanniques, ils considèrent que ces machines les concurrencent et les privent de leur gagne-pain.

Les Luddites étaient des artisans confrontés à la concurrence d’une main-d’œuvre moins qualifiée : apprentis, travailleurs non qualifiés ou encore des femmes ou des enfants sous-payés. Le débat autour de leur rémunération s’appuie sur un discours qui affirme que la machine produit des objets de moindre qualité que les artisans ou les ouvriers. Ces exemples montrent que la révolte luddite se rejoue à chaque fois qu’il y a un ‘’progrès’’ technologique transformateur du processus de production. Que cela soit avec la sculpture, l’imprimerie, la photographie, l’industrie textile, ses révoltes reposent d’une part sur le refus de la destruction d’un savoir-faire et d’autre part sur la disparition des emplois.

Les points communs entre les luddites et le refus de l’image acheiropoïètes
Cacher cet acheiropoïète que je ne saurais voir
Comment cette expression : « fait de main d’homme » fait-elle référence ou est une transposition ou une adaptation du mouvement luddite au monde l’art ?

Certes, ne faisons pas d’anachronisme, à l’époque de la Renaissance, les opposants à l’imprimerie ou les partisans de la sculpture comme un artisanat et non un art ne sont bien entendu pas des luddites. Cependant, leurs revendications préfigurent de nombreux arguments qui seront transposés au monde de l’industrie textile. La question de mains d’hommes recouvre de fait une opposition aux machines. Dans cette question se joue le changement de société, le passage à ‘’l’industrialisation’’ des arts qui en cela serait une préfiguration de ce qui se passera dans le monde industriel du xixè siècle et qui par un retour de boomerang fulgurant se produit à nouveau dans le monde des arts avec la numérisation.

Si l’imprimerie a partiellement détruit certains savoirs, elle en a produit d’autres quant à la sculpture, même si elle fait l’objet de ce questionnement, elle n’a bien entendu, rien détruit, elle n’était aucunement une rivale de la peinture. Dans ce dernier cas, le débat s’est plutôt construit autour de la définition de l’outil ‘’manuel’’ bien qu’il n’y ait pas vaiment de machines industrielles à cette époque.

Le développement des logiciels dans le monde du numérique depuis les années 2000 est entrain de produire des effets similaires à celui de l’arrivée des machines dans l’industrie textile du xixe siècle :
 la destruction des savoir-faire,
 une paupérisation.
En soit, si c’est une transition-transformation et si cette destruction produit de nouveaux savoir-faire, on peut considérer que c’est une période difficile à passer. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Cette destruction de savoir-faire comme le détourage d’un objet a disparu sans création d’un savoir-faire nouveau. La machine prend en charge ce savoir et contribue à la dévaluation des tâches qu’elle fait disparaître. Cette disparition pourrait être la base de la définition de la machine. Contrairement à l’outil, ‘’l’utilisateur’’ de la machine n’ est pas enrichi par un nouveau savoir, il en est au contraire dépossédé car il ne fait que la servir en l’approvisionnant.

Pourtant, le xixè siècle a gagné, personne aujourd’hui n’affirmera, aussi frontalement que les luddites ou les canuts ont pu le faire, que la technique ou l’informatique appliqué à l’image conduit à un mouvement de paupérisation culturel et économique du monde artistique et plus largement du monde du travail.

En effet, la période d’adaptation passée et après une période inventive qui donna naissance :
 à de multiples effets spéciaux qui ont permis la réalisation de films comme ceux de John Lasseter (Pixar),
 à des photomontages d’une immense créativité,
 au timelapse,
 une photogravure de bien meilleure qualité,
 ou encore la photogrammétrie de s’épanouir.
À un moment, aux alentours des années 2000, nous sommes passés progressivement dans une seconde période :t ces technologies provoquèrent la disparition des savoir-faire comme ceux liés au détourage, sans donner naissance à de nouveaux métiers comme pendant la période précédente. Pour simplifier, la pérode située avant l’an 2000 correspond à une réelle évolution de l’image qu’elle soit photographique, en 2D ou en 3D... Certes, le numérique a provoqué la disparition de l’industrie de la photocomposition mais simultanément, il a donné accès, à un public plus large à une meilleure gestion des approches, des ligatures typographiques, un plus grand choix de polices typographiques pour ne parler que de la photocomposition...

Avec l’arrivée du numérique, la destruction du savoir-faire se fait à eux niveaux :
 l’arrivée du numérique simplifie des tâches comme la photocomposition (technique photographique d’assemblage des textes remplaçant la typographie au plomb) ou encore le photomontage et le montage cinématographique.
 à un second niveau, à l’intérieur de ce nouveau savoir-faire se créée de nouveaux savoirs. Ainsi pour réaliser un détourage, les utilisateurs ont appris à manipuler des outils comme la fonction plume de Photoshop (courbe de bézier) puis, au fur et à mesure de l’évolution de ce logiciel et de l’entrée en service de l’IA, ces fonctions de détourage se sont simplifiées puis automatisées et là, on retourne dans le cycle de la destruction des connaissances mais sans voir naître de nouveaux savoirs.

À tel point qu’un logiciel comme Photoshop est maintenant capable de réaliser en mode automatique, un détourage quasiment parfait et pourtant complexe comme celui des cheveux avec un ciel en arrière-plan. Certes ces tâches ne sont ni valorisantes ni passionnantes. Elles ont pourtant représentées un savoir-faire et une source de revenus importante pour nombre de photographes notamment, dans le monde du cataloque. Entre les deux, avant l’arrivée de ces automatismes, grâce au miracle du net, nombreux détourages étaient sous-traités à de petites mains indiennes qui traitaient ces opérations en moins de deux jours, tant d’achemeinement inclus et pour quelques dizaines de centimes par image. On remarquera que fautes de petites mains meilleurs marchés, l’IA est probablement l’ultime délocalisation, après, à priori, il n’y a plus rien. Et cette délocailisation là touche tour le monde : cols bleus et cols blanc. C’est aussi la nouveauté du numérique : tout le monde se sent concerné par cette destruction des savoir-faire.

Comme à l’accoutumé, pas plus que la foudre, ces évènements ne tombent pas du ciel. Dans le monde de la photographie, l’autofocus, l’exposition automatique en sont les prémisses. Aujourd’hui, les logiciels photos mettent le montage à la portée de toutes les mains.

La difficulté est de déterminer le moment où ces techniques appliquées au monde textile ou à celui de l’art détruisent plus qu’elles n’apportent aux praticiens. À quel moment, une création n’est plus de mains d’hommes ? La limite est ténue. L’arrivée de l’intelligence artificielle a rendu encore plus délicate la détection de ce moment dans le monde de l’art et de l’artisanat et partout ailleurs.

Contrairement à une opinion répandue, les luddites ne sont peut-être pas un moment de l’histoire mais un long mouvement, une longue tradition qui se développe parallèlement à l’industrialisation et à son pendant : l’automatisation.

Épilogue
Dans les deux cas, nous sommes bien en présence d’un mouvement politique qui récuse la machine.
Dans le mondes artistique comme dans le monde industriel, l’abrogation de la technologie est une tentation majeure. Mais, si l’on considère que dans l’association d’une bouche pour souffler des pigments autour d’une main posée sur une paroi, la bouche et la main forment un outil, peut-on échapper à la technologie ? Séparer la technologie de l’usage, c’est rendre ce débat impossible.

Faudrait-il encore définir la machine ? Serait-ce quelque chose qui réduit le nombre de taches à effectuer pour aboutir à la production d’un objet. En ce sens, le tour de potier ne serait pas une machine alors qu’un tracteur agricole en serait une.

Finalement, ce que les luddites récusaient, ce n’était pas la technologie mais son usage comme bras de levier pour faire fondre leur salaire. Attitude similaire à l’usage de l’IA dans de nombreuses entreprises contemporaiines.
Le monde de l’art est non seulement en relation avec la société mais il en est un reflet comme le montre la spéculation actuelle. Peu importe qu’elle conserne le contempoain ou le classique cette spéculation est à l’image de la spéculation boursière. Plus personne n’échappe à la paupérisation, hormis les spéculateurs..

Les manipulations génétique viennent d’ajouter un nouvel épisode au feuilleton ‘’Fait de main d’homme’’. En effet, après de longs débats, les États-unis ont choisi de valider les brevets sur le vivant à condition, et c’est le terme utilisé, qu’il y est une intervention de la main de l’homme. Dans ce domaine, il n’est bien entdendu pas question d’une intervention directe cette main humaine. Il s’agit bien entendu d’une métaphore évoquant la conception humaine. Une interprétation que devraient entendre tous les opposants au qualificatif d’art pour la photographie et le cinéma.

- Art mécanique ? Une lettre de Michel-Ange

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Regard sur l’image,
un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
France Métropolitaine : prix net 47,50 € TTC frais d’expédition inclus,
Tarif pour la CEE et la Suisse 52,00 € , dont frais d’expédition 6,98 €,
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12,
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