Regard sur l’image

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- Notes sur le cadre

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Jean-Louis Poitevin, philosophe, critique d’art, romancier

« J’ai toujours essayé de vivre dans une tour d’ivoire, mais un océan de merde clapote contre ses murs. » Flaubert, 1871, Lettre à Tourgeniev.

Etude pour chute de kiosque
Jérome Grivel, 2009

Introduction
Frame, cadre : deux mots dont je ne garderai ici que le second comme vecteur d’une exploration symptomatologique. Il sera ici plutôt question du cadre relativement aux images, ce qui inclut la sculpture qui, en tant que production de formes dans l’espace, est aussi productrice d’images, même si ces images sont en partie d’un autre type que les images que l’on utilise tous les jours.

De quelles images parle-t-on ? Si l’on parle des images matérielles, elles sont pour l’essentiel présentées dans un cadre, sauf la sculpture qui elle en effet par sa tridimensionnalité conduit à un cadrage mental d’un autre type.

Quel est ce cadre ? Celui qui est marqué par les bords matériels du tableau ou du tirage photographique en tant qu’objet et cet objet supplémentaire que l’on ajoute parfois encore autour d’un tableau ou d’une photographie afin de donner à l’œuvre une dimension supplémentaire et de concentrer le regard sur l’image proprement dite. Celui de l’écran cinématographique ou télévisuel ou encore celui du smartphone.

On le sait, cette matérialité est seconde relativement à la question du cadrage, c’est-à-dire de l’articulation entre l’image avant qu’elle soit prise ou réalisée, une forme d’image mentale donc, et l’image telle qu’elle se donne une fois terminée, l’image matérielle.

Comment se produit la connexion de ces deux moments ? Il n’y a pas de parcours obligé, encore moins de parcours linéaire permettant de relier ces deux moments.

Il semble que le projet de cette exposition Frame soit d’attirer notre attention sur ce processus. En effet, nos pratiques à la fois liées à l’art et quotidiennes ont été largement formatées par l’existence de ces objets esthétiques que sont les tableaux les photographies et les films. Ceci implique que toute réflexion sur le cadre se fasse à partir de ces modifications.

Si notre rapport au tableau, à la peinture, a quelques siècles, notre relation à l’appareil photographique, elle, est plus récente. De plus, en tant que l’appareil photographique est devenu dès le début du XXè siècle un instrument accessible à tous, notre relation aux images photographiques s’est accrue de notre relation à la pratique et à la réalisation de ces images.

L’invention des téléphones portables a de nouveau modifié le problème.

Sans titre
Mickael Hedreville, 2011

Le cadrage comme opération mentale
Le cadrage est une opération mentale médiatisée par un appareil ou un dispositif.

Chez les Romains, le templum est un cadrage virtuel, produisant néanmoins des effets bien réels. C’est donc un geste de croyance. Cadrer, c’est toujours déjà commencer de croire. Mais avant que l’on dise ce à quoi l’on croit ce geste dit tout simplement que l’on croit. Et ce à quoi l’on croit, c’est en quelque chose qui va apparaître, qui va se manifester, qui va arriver, qui a lieu, ça y est !, c’est là ! c’est arrivé. Quelque chose qui passe donc et passant dans ce cadre se trouve pris dans un processus symbolique de transformation.

Ce quelque chose est devenu remarquable, parce que digne de croyance, en tant qu’il se passe là dans le cadre.

Le cadre est une manifestation de la puissance abstraite de symbolisation de l’esprit humain en tant que tentative constante de mettre en relation des phénomènes plus ou moins hétérogènes.

Ailleurs, les mêmes éléments ne signifient rien d’autre que ce qu’ils sont : des oiseaux qui passent dans le ciel. Passent-ils dans le cadre, ils vont signifier (on va leur faire signifier) le choix d’un empereur, la décision d’une bataille.

Le cadre traduit et trahit un peu du fonctionnement mental qui tend à ne considérer comme important que ce qui vient se loger dans ces limites à la fois abstraites et arbitraires, concrètes et signifiantes.

Sans titre
Lucie Le Bouder, 2010

Le cadre comme opération temporelle
On peut aussi considérer que le cadre, avant même de nous permettre de connecter images mentales et images matérielles, a une fonction essentielle antérieure, celle d’interrompre le flux des choses.

Outre dessiner un espace dans lequel ce qui s’y produit est posé comme digne d’être retenu, le cadre est une entaille dans le flux continu des choses de la vie, entaille dans laquelle ce qui vient s’y loger pourra être saisi par l’esprit et mémorisé.

Le cadre traduit donc la nécessité qui s’est imposée à l’esprit humain ou que l’esprit a inventé pour s’assurer de ne pas oublier.

Mais les souvenirs ne sont rien s’ils ne sont pas réintroduits, à un moment ou à un autre, dans le flux des choses, s’ils ne servent pas d’une manière ou d’une autre à l’action.

Mais la mémoire est aussi la source d’un autre processus qui est la conservation de ce qui a été retenu, conservation qui permet à ce qui est saisi de persister indépendamment de la réinsertion du souvenir dans l’action. Cette conservation déconnectée de l’action est à la fois la source de l’art et le lieu de son drame.

Elle est aussi la source de cette tension permanente qui travaille au corps l’art et surtout les artistes. Cette tension se produit entre la tendance de la mémoire à produire du monument, c’est-à-dire à chercher à maintenir des formes hors de leur contexte, et la nécessité pour l’action de contourner, de s’opposer, voire de détruire ces monuments afin de libérer un espace pour produire ses propres données nouvelles.

L’action doit produire un nouveau templum pour pouvoir y inscrire ses propres formes contre les formes susceptibles de résister aux nouveaux contextes que l’histoire et la vie ne cessent d’engendrer.

Toujours présent, jamais conciliable, toujours appelé à la rescousse et toujours obstacle au geste décisif, il y a le contexte ou si l’on veut le flux de la vie et des choses.

Sub rosa, principe de précaution
Sandra Lorenzi, 2010

Fenêtre et paysage
Au cœur de la question du cadre et du cadrage, il y a celle du paysage, c’est-à-dire de la relation de l’homme à son milieu, à son environnement, au monde dans lequel il se trouve jeté, projeté et dans lequel il doit vivre. Cette relation se formalise souvent à travers ce que l’on nomme le paysage. Pour le voir, il ne suffit pas d’avoir des yeux. Il faut précisément que se mette en place un cadre. Sans cadre par de paysage, pas de vision, pas de regard, pas de pensée non plus.

Car la pensée ne commence pas avec chaque individu. Comme le rappelle Norbert Elias dans son livre Du temps, « tout individu, si grand que puisse être son apport créateur, construit à partir d’un fond de savoir déjà acquis qu’il contribue à augmenter. » (op cit, p.10)

Le cadrage est une opération vitale c’est-à-dire sans laquelle vivre ne serait pas possible. Le cadrage est une opération qui consiste à sélectionner, à repérer et à concentrer son attention soit sur le danger, soit sur la proie et donc une opération symbolique héritée des pratiques de ceux qui nous éduquent et de la société dans laquelle on se trouve pris.

Pour la beauté, le cadrage plus tard. Cependant, au cœur de la plus éthérée des représentation de la beauté, cette mémoire de la proie et du danger persiste comme persiste et insiste même au cœur de la question du paysage celle de l’angoisse existentielle fondamentale qui affecte le vivant humain face à ce monde qui n’a pas été créé par lui et dans lequel il se retrouve. Qu’il s’y trouve en proie à une inquiétude, sujet à et de cette inquiétante étrangeté, cela vient donc de sa situation existentielle globale telle que la société qui est la sienne lui permet de la formaliser. Ce cadre ouvrant sur le dehors, celui de l’historia, puis celui de la nature, Alberti l’a appelé fenêtre. Cette métaphore imprègne encore notre pensée du paysage et de l’œuvre. Pourtant ce nombreux indicateurs matériels et symboliques nous disent que quelque chose change.

Les appareils de prise de vue sont devenus en même temps des appareils de vision. C’était certes le cas, si l’on veut, pour Alberti et ses contemporains, mais dans un sens différent. La distance entre le dispositif ou l’appareil et la vision était immense. Elle relevait de la connaissance.

Aujourd’hui, cet écart s’est non seulement réduit mais il a changé de statut. La connaissance réservée à une élite est devenue savoir commun à travers une pratique quotidienne. Cela a une conséquence majeure pour ce qui nous intéresse ici : ce qui devait être maintenu dans le cadre pour pouvoir être appréhendé se retrouve emporté dans le flux de la vie dans la coulée du quotidien. Les images sont devenues en quelque sorte liquides.

«  Stela Stella  »
Maud Maffei, installation vidéo, 2012

Image, temps et auto-affection
Dans un de ses tous premiers textes, La voix et le phénomène, Jacques Derrida s’est intéressé à Husserl et à la question de la structure intentionnelle. Il écrivait au sujet du temps ceci : « Le « point source », l’ « impression originaire », ce à partir de quoi se produit le mouvement de la temporalisation est déjà auto-affection pure…/… La temporalisation est la racine d’une métaphore qui ne peut être qu’originaire. Le mot « temps » lui-même, tel qu’il a toujours été entendu dans l’histoire de la métaphysique, est une métaphore, indiquant et dissimulant en même temps le mouvement de cette auto-affection. Tous les concepts de la métaphysique - en particulier ceux d’activité et de passivité, de volonté et de non volonté et donc ceux d’affection ou d’auto-affection, de pureté et d’impureté, etc... - recouvrent l’étrange mouvement de cette différence. » [1].

Ce que les appareils, et les appareils de vision en particulier, remettent en question, c’est la fonction de cette structure, de ce mécanisme, de cette auto-affection fondement de l’intentionnalité. C’est même ce qu’ils invalident dans la mesure où précisément les expériences proposées par les images sont des expériences qui entraînent une distanciation maximale au point que l’on peut dire que dans toute image il y a incluse la proposition d’un regard sur la réalité comme étant quelque chose qui non seulement pourrait avoir lieu sans l’homme, mais aurait lieu sans lui.

Elles plongent donc la conscience ou lui font « vivre » une expérience impensable, une expérience qui n’existe pas et qui pourtant est là, à la fois non réelle mais vécue comme simulation, concrète et irréelle, concrète par son irréalité même.

C’est donc la structure de l’auto-affection qui se trouve battue en brèche par les images techniques ou plutôt balayée, littéralement effacée ou du moins rendue inopérante.

La temporalité linéaire ne tient pas devant la possibilité de l’itération infinie. De plus, ce ne sont plus les expériences vécues par le corps qui sont la source des affects mais bien les images en ce qu’elles mettent en scène un regard qui serait non humain sur les choses qui pourtant arrivent aux hommes.

Ce qui affecte l’individu indépendamment du contenu des images, c’est le fait même qu’il voit ce qu’il ne devrait pas voir ou ne devrait jamais voir ou encore n’aurait jamais dû pouvoir voir. Mais en fait, cela il ne le voit ou ne le perçoit pas directement. L’une des fonctions de l’art est peut-être de lui permettre d’accéder à l’existence en lui d’un tel regard dont paradoxalement il est exclu et qui est pourtant d’un autre côté l’objet informulable sinon de son désir du moins de son attente au sens existentiel.

Il est affecté par des concepts transformés en images pouvant être projetées en boucle et qui l’assaillent sous la forme de percepts purs et d’affects purs qui ne sont en rien reliés les uns aux autres.

L’éclat
Stéphanie Raimondi, 2009 avec Sarah Lis

Schize
La schize nouvelle est là, elle passe entre des percepts purs et des affects purs qui ne sont reliés entre eux que par des images qui à la fois sont ces concepts et provoquent ces affects mais ne forment pas des concepts permettant de penser ces affects.

L’homme est divisé d’une manière nouvelle qui par certains aspects ressemble à la manière dont son psychisme était divisé avant l’invention de la conscience. Mais il ne peut plus avoir comme projet de « saisir la vérité éternelle de l’événement que si l’événement s’inscrit aussi dans la chair » comme le disait Deleuze à propos des écrivains alcooliques par exemple, dans Logique du sens (p. 188). Car d’une certaine manière, il n’a plus de corps ou plutôt, le scalpel des images passe entre son corps et son corps, entre la sensation et le senti, entre le percept et l’affect, et divise sa conscience en deux entités qui font des expériences incompatibles.

Clarisse Herrenschmidt dans la dernière page de son essai, Les trois écritures. Langue, nombre, code [2], écrit ceci : « Nous coulons presque dans un océan d’images qui nous rend maladroits dans le raisonnement, quasi inaptes à l’argumentation et au débat, car dans l’image la négation est impossible – outil fondamental à toute affirmation. Pour l’instant, nous naviguons au jugé, dans l’angoisse que créent le présent bouleversement sémiologique et de multiples autres causes. Allons-nous au moins atterrir, demande-t-elle ? » (p. 502).

On peut imaginer que le psychisme saura une fois de plus évoluer et se transformer mais c’est à une transformation de son mécanisme, à l’invention d’un dispositif autre que celui de la conscience qu’il va devoir s’attacher.

Pour le reste, il est clair qu’il a quitté son sol originaire, la terre mère, la mère patrie, et surtout la possibilité de penser par métaphore mais aussi par métonymie, tant son corps lui revient sous forme d’image et que la seule sensation qu’il connaisse est celle de l’effroi devant des situations impensables ou celle du glissement de ses doigts engourdis sur les écrans du malheur.

Sommet anti (en haut) et Sommet horaire (en bas)
Ernesto Sartori

Sculpter le temps
Les œuvres et la réflexion proposées par le projet Frame participent de cette interrogation et de ce mouvement qui tente de prendre en compte cette schize à la fois évidente, vécue et rarement nommée ou décrite en tant que telle. Et, comme il est inévitable, c’est à l’écriture, à la métaphore de l’écriture en tout cas, que l’on revient pour tenter de penser ce qui nous échappe dans l’image. La sculpture, ici, devient le paradigme de ce conflit entre image liquide et formation d’une image mentale permettant de s’orienter dans l’espace et dans le temps et surtout de rétablir une connexion entre les formes d’un vécu, d’une expérience dans l’espace temps que propose la sculpture, et à fortiori un parcours comme celui que propose l’exposition Frame entre plusieurs sculptures, et de l’expérience imageante pensée en tant que production mentale d’images à partir de l’expérience individuelle et non production d’images matérielles fonctionnant comme substitut d’images mentales propres.

L’enjeu ici est clair : sculpter le temps. Mais il y a un paradoxe. Sculpter le temps suppose ou implique d’en revenir à un instrument de mesure qui soit en mesure d’inclure ou de dépasser le piège dans lequel nous tiennent les images.

Car si l’on accepte comme l’indique le texte de présentation du projet Frame, « the sculptural element act as a barometer for reading the landscape », alors on se trouve pris dans un jeu entre proximité et distance qui n’est pas que matériel mais aussi métaphorique, c’est-à-dire qui engage la pensée dans sa puissance d’affectation.

Il s’agit donc à la fois d’art mais à travers l’art de la question de notre orientation dans le monde et dans la pensée à laquelle l’art peut participer. On saute alors d’une approche basée sur l’individu à une approche basée le groupe voire sur l’humanité.

« Quand on opère cette conversion, on découvre que l’un des aspects essentiels de ce processus intéressant l’humanité est une transformation spécifique de l’attitude humaine vis-à-vis des objets du savoir et certainement d’autres objets encore…./… Un exemple évident en est la disparition d’une question comme : « Quel est l’auteur du tonnerre et de l’éclair ? » au profit d’une question comme « Quelle est la cause du tonnerre et de l’éclair ? » . Dans notre construction théorique, une telle transformation a été interprétée comme une modification du rapport entre engagement et distanciation…/… Dans cette perspective la perception primaire de la nature comme monde d’esprits caractérise un stade où l’engagement humain est plus élevé, et sa perception comme nature pure et simple caractérise un stade où la distanciation est plus grande. Mais de telles modifications de l’équilibre sont réversibles. Même si en ce qui concerne la perception et le maniement des processus naturels, l’évolution s’est faite dans le sens d’une affirmation de la suprématie de la distanciation, on ne peut pas exclure que l’humanité en vienne à connaître une situation dans laquelle les symboles sociaux liés à une activité de pensée, de langage et de connaissance hautement distanciée, se transforment en symboles marqués par une forte implication émotionnelle. » (Norbert Élias, Du temps, p.39).

Etendue II
Mélanie Vincent, détail, 2011

Les œuvres présentées par les artistes du projet Frame se tiennent toutes en ce point énigmatique où l’image est à la fois porteuse d’émotion et vecteur d’une distanciation telle qu’aucune émotion ne semble plus pouvoir nous atteindre. Ils tentent tous de participer à un mouvement qui tend à redonner à l’image sa puissance d’impact émotionnel en nous renvoyant non à sa consommation ou à sa fabrication par le biais d’appareils quotidiens, mais en nous reconduisant au moment de leur formation en nous. La sculpture, ici, devient pourvoyeuse d’expérience et non pas d’image et donc comme pourvoyeuse de mémoire contre la puissance déréalisante des images.

Laissons pour conclure la parole à Heiner Müller : « Je ne crois pas à la photographie comme outil de la mémoire. le langage est porteur de mémoire, pas les images. C’est en cela qu’elles sont dangereuses : ces sortes d’images effacent le souvenir…/… l’instant, ça n’est pas la mémoire. ce qui reste dans le souvenir, ça n’est pas l’image, c’est la réaction qu’elle avait suscitée en nous. Les images sont trop abstraites. La mémoire est un travail pas quelque chose qui se laisse contempler. » [3].

Jean-Louis Poitevin