Regard sur l’image

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- Vincent Debiais, du fantasme de la présence

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Jean-Louis Poitevin, philosophe, critique d’art, romancier

Cathédrale d’Amiens, projection lumineuse, reconstitution des peintures de la façade, © Hervé Bernard 2021

Écouter Vincent Debiais dans les trois parties de cet entretien est à la fois un plaisir et une nécessité, du moins pour tous ceux qui ont envie de comprendre comment les fils qui ont tissés les images restent bien souvent, les mêmes aujourd’hui.

Que fait une image ?
En posant très clairement cette question, Vincent Debiais met en scène une relation tripartite entre création, transposition et rencontre. Car une image au Moyen Âge – et par là il faut entendre aussi bien les peintures que les images qui se trouvent dans les livres, certaines tapisseries ou encore les statues – a donc au moins ces trois fonctions qui croisent en nous celles de la donation de sens, celles de la mémoire et celles de l’imagination au sens ici le plus strict de mettre ne image quelque chose qu’on ne connaît pas.

Parler des images, c’est, ici, pénétrer dans la mécanique mentale, psychique, spirituelle et matérielle d’une époque. Au Moyen Âge, non seulement on créait, mais on pensait, ce qui veut dire que l’on faisait fonctionner ensemble les diverses facultés qui sont les nôtres et cela, comme nous le faisons aujourd’hui, sans toujours savoir ce que nous faisons.

Cathédrale d’Amiens, projection lumineuse, reconstitution des peintures de la façade, © Hervé Bernard 2021

Faire une image, c’est faire beaucoup de choses diverses et concomitantes, mais c’est toujours articuler la possibilité d’un sens à des gestes des matériaux et des mots. L’image ne se conçoit pas sans les mots. Le sens n’est pas lié au seuls signes mais à l’interaction entre des contenus et ce ou ceux qui les portent, étant entendu par exemple que dans une image sainte, les matériaux jouent un rôle pour le créateur autant que le saint qui s’y trouve manifesté.

Gros plan sur la tête de la statue de Sainte Foy de Conques

Réalité
Réalité, réel, sont des mots qui aujourd’hui se trouvent à la croisée des affirmations les plus fantaisistes quoique sûres d’elles et des questionnements les plus douloureux, puisque nous sommes entourés d’appareils qui produisent des réalités qui ne sont en un sens « que » des sortes d’images, partiellement d’un nouveau genre.

En affirmant, dans la perspective d’un respect de la création au sens biblique du terme que mot et image cohabitent d’une manière qui est impossible à défaire, le Moyen Âge les fait vibrer ensemble d’une manière puissante.

Et c’est parce qu’elle liée à l’écriture que l’image acquiert une puissance si grande.

Cependant, entre le geste de volonté créatrice du fiat lux, la révélation par monstration de ce qui est dans le monde et par son articulation avec la parole, en particulier à travers le sacrement, l’écriture rayonne d’une puissance qui se trouve augmentée lorsqu’elle se trouve associée à l’image. Il faudrait dire, en fait, parce qu’elle se trouve presque toujours mise en jeu « dans » les images, toutes ou presque toutes les images.

Double présence et double sujet
L’enjeu central de l’image sainte ou de l’icône, c’est celle de la présence « réelle » de ceux que l’image désigne « dans » l’image. Une telle formulation doit vibrer aux oreilles de n’importe quel tenant de cette même croyance relativement aux êtres ou objets « présents » sur ou dans une photographie. Mais l’enjeu est plus complexe. Vincent Debiais monte que l’articulation se fait entre image figure et lettres, celles qui souvent disent le nom du saint qui sans cela ne serait pas connaissable.

Les libri caroli, eux, en opposition à la conception orthodoxe de l’icône, vont établir que l’image montre mais ne contient pas, ouvrant ainsi un nouveau chapitre des relations complexes entre images représentation et texte. On voit que s’ouvre ici la porte qui conduira à une approche de l’image comme signe.

Mais ce qui importe ici, c’est le fait que contrairement à une idée reçue relativement au Moyen Âge, la relation de l’auteur à ce qu’il fabrique est essentielle. Le fait que nous ne connaissions pas le nom des auteurs, ne change pas le fait que l’on sait aujourd’hui que l’acte créateur au sens contemporain du terme était central. À la relation entre celui qui voit et ce qui est vu ou reçu, il importe d’adjoindre la relation avec celui qui a fait, avec l’artiste dirions nous aujourd’hui. Le sens d’une œuvre se joue donc à trois et plus seulement à deux dans une version somme toute « idéalisée » pour ne pas dire fantasmée d’une relation directe entre le dieu et sa créature et qui retrouvera avec le protestantisme un certain crédit.

Il va de soi que ce que démontre le travail de Vincent Debiais, c’est, évidemment, combien une connaissance des textes chrétiens est essentielle à la compréhension des enjeux relatifs aux images et cela jusqu’à aujourd’hui.

Aucune création d’images, même les plus actuelles, ne peut en effet, qu’on le veuille ou non, se dédouaner d’un geste vague de l’ancrage des discours comme des pratiques liées aux images et aux images photographiques en particulier dans ce terreau chrétien.

La suite de cet entretien nous apportera de nouveaux éléments relatifs à ces relations qui sont encore vivantes pour nous entre les mots et les images.

Réalité et image
Présence, absence, ces mots rythment les discours sur l’art, les analyses d’œuvres, les discours sur l’image, qu’elle soit photographique ou non, et, petits talismans permettant d’accéder à une extase simulée, ils font résonner en chacun des souvenirs impersonnels, réveillent des attentes que rien ne comble, projettent vers des situations que rien ne semble pourtant rendre possible.

La question de la « présence réelle » hante la réception des images depuis l’aube des temps. Elle hante donc le Moyen-Âge. Elle hante aussi la fabrique des images, puisque la légitimité des images, au sens large, tient à leur efficacité, supposée ou réelle.

Cathédrale d’Amiens, © Hervé Bernard 2021

La réalité est donc tout autre chose que l’élément qui apparaît au terme du constat de faible intensité que nous faisons aujourd’hui à son sujet. Aujourd’hui, le réel est une sorte de presque rien assailli de toutes parts par des artefacts et des fantômes, des images mobiles à la puissance d’impact incroyable et des fantasmes à l’immensité de carte postale.

Comme l’explique Vincent Debiais, avec une précision de géomètre, au Moyen-Âge, le réel est la puissance d’annexion généralisé de tout ce qui est insérable dans une vision du monde comme activité poïétique. Le réel est tout ce qui peut être reçu dans et par le langage et ne peut, à terme, pas être contredit. Ce qui est réel est donc tout ce qui n’échappe pas à la pensée, autrement dit tout ce qui entre dans les catégories que le langage peut permettre d’établir. Les monstres sont réels parce qu’ils trouvent leur place dans le discours même si chacun sait qu’ils n’existent pas dans le quotidien.

Parallélisme des plans
Mais la présence réelle est d’abord autre chose. Elle met en jeu le parallélisme entre ciel et terre, entre monde céleste et monde matériel. L’image trouve dans ce cadre une place essentielle. Elle est ce qui s’offre au langage afin que par celui-ci il soit possible d’accéder à la vision de ce qui est porté par l’image de ce qui est à l’intérieur de la forme, et paradoxalement, c’est l’écrit, le texte, les mots, qui permettent que s’opère cette mise en relation du visible non pas avec l’invisible mais avec l’autre visible, celui qui échappe au regard qui s’en tient aux jeux de la reconnaissance des formes, celui qui relève de la vision au sens quasi mystique du terme.

Les reliques en ce sens fonctionnent comme des images et ce n’est pas le moins qu’elles font que d’être des opérateurs de narration. Car c’est par les mots que s’opère la réception des images. Ce constat fort que nous permet de faire Vincent Debiais devrait nous conduire à tenter d’analyser comment, dans ce monde qui est le nôtre se met en place la relation image / mots, images / textes, images / vision.

Car nous aussi vivons à l’intersection permanente de ces trois « dimensions » de la pensée que sont la perception, la mémoire et l’imagination. Simplement, sans doute le savaient-ils alors mieux que nous aujourd’hui, qu’aucune de ces dimensions ne peut exister sans les autres. Et c’est sans doute aussi à cette intrication que nous devrions prêter attention nous qui croyons comme on croyait à dieu, en la puissance d’effraction des images alors que celle-ci n’est pas pensable sans son association en nous, avec celle des mots.

Reste aussi à nous demander comment nous parlons ? Peut-être alors commencerons nous à comprendre comment nous pensons et saurons un peu de ce que nous font réellement les images quand elles entrent en nous !

Instituer
Les images au Moyen Âge vont rarement sans les mots. C’est en tout cas ce point essentiel d’une relation inévitable qu’évoque dans ce dernier entretien Vincent Debiais. Les images, par exemple des sculptures sur les chapiteaux des églises romanes, ou des fresques dans les mêmes églises, ou encore celles qui courent sur les pages de livres, toutes travaillent à l’élaboration d’une relation complexe entre l’homme et le monde. Et si cela est possible, c’est que comme l’a aussi remarqué Pierre Legendre, en particulier dans son livre Dieu au miroir, les images « instituent ». « Il s’agit d’instituer ce qui semble être. L’entreprise de montrer relève de la confrontation de l’entreprise sociale du pouvoir avec l’exigence métaphysique du paraître. » (op. cit., p. 27). Cette puissance d’instituer loge tout entière dans la relation, directe ou indirecte, qu’elles entretiennent avec les noms, les mots, les lettres.

Saint Savin

Le nom est ce qui vient lever toute ambiguïté lorsque l’on fait face à une image représentant une personne. Le visage de tel ou tel saint, qui le connaît. Mais si cette image est accompagnée, comme dans les icônes, de son nom, alors là tout est clair.

Cette puissance d’instituer dont disposent les images vient de leur capacité de faire exister l’altérité, que ce soit celle du diable ou des animaux, de la nature ou de Dieu même dans la mesure ou cette altérité est garantie par des mots.

Chrisme

C’est aussi parce que les images ont une matérialité, parce qu’elles s’incarnent dans des matériaux, bois ou pierre essentiellement, mais aussi fresques et mosaïques, qu’elles ont la capacité de capter, de retenir en elle le divin, lui offrant ainsi une sorte de station émettrice par où s’établit la communication avec les hommes.

Cheminer
Car ce qui importe le plus c’est de permettre à chacun de cheminer, d’effectuer par l’imagination des voyages spirituels. Et sans les mots les images ne permettraient pas à de tels voyages d’avoir lieu. Les mots écrits déclenchent l’imagination, ils transportent littéralement l’âme vers la contemplation dont l’image est médium et permettent à l’esprit, à l’intellect de comprendre. Ce cheminement peut aussi se faire à l’intérieur même de la lettre, dans la mesure où nom, forme et son se trouvent liés de manière indéfectible dans le nom ou le mot. Le Moyen Âge savait donc parfaitement que l’écriture avait la capacité de faire apparaître quelque chose et que l’image était au moins autant un support pour déclencher l’imagination que pour la retenir, la fixer.

Dans cet entretien Vincent Debiais s’exprime aussi un moment sur certains aspects des images contemporaines. En effet la relation image texte est par exemple dans le cinéma tout à fait visible dans les génériques. Il évoque aussi les bandeaux qui courent sous les images des présentateurs sur les télévisions d’information, pour constater qu’outre provoquer une déperdition tragique d’information de ce qui est dit, montré ou écrit, ils ne président à aucune mise en relation de la pensée.

Le Moyen Âge a su, par contre, certes sur un temps long, faire en sorte que les mots et les images entrent dans une relation d’intensification ou de densification, les mots renforçant les images et les images permettant aux mots de prendre corps. C’est pourquoi durant les cinq siècles qu’il évoque dans son ouvrage, il apparaît qu’il a été possible de « tout » montrer au sens où, la souplesse et la solidité de la relation images-mots permettait toujours de trouver une solution sans que jamais il faille « sacrifier » les puissances des unes aux ouvertures mentales que permettaient les autres.

Titulus