Contre l’évidence de l’image.
Cette caricature est une caricature de Mahomet parce que nous lui avons assigné cette place, parce que nous en avons décidé ainsi. Une image ne représente que ce que l’on veut qu’elle désigne. N’oublions pas que voir, c’est croire. Et dans le domaine religieux, c’est encore plus vrai comme le montrent les débats, parfois extrêmement violents, qui eurent lieu autour de la représentation de la crucifixion ou de la Vierge. Et s’il y a bien une image qui hurle cette assertion, c’est la première couverture de Charlie publiée après le 11 janvier 2015. Comment se fait-il que nous lui avons assigné ce sens ? Au-delà de l’absence de sens critique de la majorité de la presse à quelques exceptions près, comment se fait-il que personne ne se soit élevé contre cette évidence en affirmant haut et fort que cette image ne représente pas Mahomet, non par déni, mais parce que c’est vrai. Même Luz, son auteur se prend les pieds dans le tapis après avoir affirmé que ce dessin était simplement un homme en train de pleurer. Pourquoi la presse n’a jamais posé cette question ?
Si nous lui avons donné ce sens, c’est parce que cette image est la réponse que nous attendions de Charlie ; parce que croire que cette image représente Mahomet, c’est le meilleur moyen de croire que nous résistons, que nous ne nous mettons pas à genoux face à ces personnes que nous appelons par simplification intégristes. Mais, cette réponse est-elle émotionnelle ou rationnelle ? Elle apparaît beaucoup plus émotionnelle que rationnelle car dans le cas contraire nous aurions pensé à cette polysémie.
Avons-nous pris la peine de retourner cette image ? Par retourner, je ne veux pas dire lui mettre la tête en bas, mais tourner et retourner son sens comme nous tournons parfois notre langue sept fois dans notre bouche avant de parler. Ces couvertures sont l’un des plus grands fatras iconologiques jamais produit. Cette évidence de Mahomet n’existe pas. Et ce dernier épisode peut tout aussi bien être :
– la victime d’un accident de la circulation à qui l’on a emballé la tête dans un bandeau fagoté comme l’as de pique, bandeau tellement mal fait que je n’oserais parler du travail d’un médecin ;
– un musulman pleurant ses coreligionnaires morts dans l’attentat et pourquoi pas pleurant les autres victimes ;
– un musulman pleurant sur le fanatisme et les fanatiques ;
– voire même pleurant parce qu’il accepte de pardonner et que cette chose est justement tout sauf une évidence ;
Cette croyance en l’évidence de l’image est criminelle, criminelle parce que simplificatrice. Certes comme le dit Daniel Schneidermann, à propos des caricatures, discuter, c’est créer des malentendus mais seulement dans un premier temps et c’est là qu’il se trompe. Dans un second temps, discuter c’est préciser son point de vue, apporter des nuances pour échanger avec l’autre car ce malentendu, il ne peut que s’éclaircir dans cet échange et la catastrophe de cette image, c’est qu’à l’exception d’un discours de bite, personne ne parle de son contenu. Par ailleurs, le silence crée encore plus de malentendus. Donc continuons la discussion.
Alors Charlie, victime de son succès ?
Ce qui me surprend le plus, c’est ce désir d’en rester à l’évidence. Une image, pas plus qu’un mot ou un texte, n’est jamais monosémique. Alors pourquoi Charlie engendre cette monosémie ?
Le paradoxe de toute cette histoire, c’est qu’en condamnant cette image et les caricatures précédentes, qu’elles soient de Jésus, Mahomet, Yahvé ou Vishnou... les intégristes de tout poil ne font que reconnaître leur allégeance à l’image telle qu’elle est pensée par l’Occident.
L’autre paradoxe, c’est que nous acceptons que les islamistes nous assignent cette place de caricaturiste de Mahomet alors que comme nous le disions précédemment, cette image a bien d’autres sujets.
En quoi ou comment une image montrerait-elle du respect ou de l’irrespect à un quelconque dieu ? La réponse à cette question n’est qu’humaine, trop humaine. En effet, elle ne peut se construire que sur des présupposés car la profondeur de Dieu telle qu’elle est définie par les religions du Livre, si toutefois Dieu existe, est insondable. Par conséquent, comment pourrions-nous prétendre connaître sa définition du respect et de l’irrespect ? Après tout ces événements ne font que confirmer notre abyssale prétention toujours en compétition avec l’infini divin. Cette prétention à tout normaliser, définir, régler et mettre en coupe. Cet orgueil égal au moins égal à l’orgueil du Dieu de l’Ancien Testament.
Finalement, je ne peux m’empêcher de revenir sur cette mythologie d’un Islam aniconique, sans représentation du prophète, d’abord parce que parler du Prophète, écrire des textes à propos du Prophète c’est déjà le représenter, en faire une image. Ensuite, comme le montre l’iconographie musulmane, c’est faux. Il existe de nombreuses représentations de Mahomet en conversation avec l’ange Gabriel ou chevauchant Buraq son destrier pour se rendre au Paradis. Et les propagateurs de cette affabulation sont tout autant responsables de ce qui arrive que les poseurs de bombes. Dire que cette image représente Mahomet nous permet d’ignorer notre responsabilité commune.
Cependant, comme nous le rappelle Bruno Nassim Aboudrar dans le Libération du 22/01/2015, sans portrait du Prophète, il ne peut y avoir de caricatures. Certes, il y a bien des images du Prophète mais aucune de ces images ne sont des portraits. Par conséquent, aucun de ces dessins ne peut se prétendre ou être désigné comme une déformation des traits du Prophète. Au passage, on remarquera, que ces affirmations sont valables pour les images de Jésus ou du Dieu des Chrétiens comme celui des Juifs. Ce sont bien des images et non des portraits, il n’existe donc aucune caricature de ces trois divinités. Caricatures qui, rappelons-le sont des déformations des traits originaux. Par conséquent, tous autant les uns que les autres, nous utilisons un mot inadéquat pour désigner ces dessins.