« C’est la musique qui pose problème. Passé le niveau de l’imitation rudimentaire ou de la
peinture sonore (tone-painting) ̶ le chant du coq, le fracas de la mer ̶, elle nie la similitude. Elle n’est « pareille à rien d’autre ».En quoi l’invention, s’il s’agit bien de cela, d’une mélodie est-elle le « mystère suprême des sciences de l’homme » (Claude Lévi-Strauss) ? Mais il est des points auxquels le rapport de la création ou de l’invention avec les actes de langage, avec la langue littéraire, est d’une obscurité comparable. Il est des poètes ̶ certains dadaïstes et futuristes russes, par exemple ̶ qui ont tout simplement essayé de fabriquer de nouvelles langues à seule fin de découvrir que la
syntaxe imaginaire les ramenait à des moules établis.Les grands actes de connexion métaphorique, d’intuition psychologique inédite, d’intrigues apparemment sans précédent sont, en un sens, originaux. Ils altèrent ce qui est venu. avant et ce qui suivra. Mais peut-on parler de création au sens radical du mot ? La science-fiction joue avec la notion d’ordinateur ultime qui enfermerait dans ses programmes toutes les combinaisons des fabrications et trouvailles ultérieures. Un tel ordinateur serait un autre nom de « Dieu ». La création du cosmos serait l’acte unique, l’absolue singularité de la création authentique. Du point de vue de Dieu, tout ce que l’homme fait et découvre ne serait que reconnaissance et déjà-vu.
Par tautologie, seul Dieu crée. Mais ne l’a-t-Il fait qu’une seule fois ? La
Kabbale et l’astrophysique se rejoignent aujourd’hui dans la spéculation sur une pluralité d’univers, séquentiels ou concurrents. Pourrait-Il se fatiguer de cet édifice pour en construire un autre ou retourner à l’inconcevable unité avec Lui-même ruminée par les mystiques ? Où qu’il s’impose à notre attention, le verbe « créer » est singulièrement résonant et dérangeant :Je vous montrerai
le fond qui se refuse à toute image,
qui ne se montre ni ne se dit,
qui entremêle lunes et raisins de mer,
qui est tout et
au-delà de la destruction
parce que pleinement créé sans nulle forme
particulière ... »
(A. R. Ammons)
Grammaire de la création, G Steiner, Folio p 37