MALRAUX
Les voix du silence 1951 .
Du XVIe au XIXe siècle, le chef-d’oeuvre existe en soi. Une esthétique acceptée établit une beauté mythique, mais relativement précise, fondée sur ce qu l’on croit l’héritage grec ; l’œuvre d’art tente de s’approcher d’une représentation idéale ; un chef d’oeuvre de la peinture, au temps de Raphaël, c’est un tableau que l’imagination ne peut plus perfectionner. À peine le compare-t-on aux autres ouvrages de son auteur. [ ... ]
L’idée du progrès dans les arts, depuis le primitivisme jusqu’à l’antique, et depuis les Barbares jusqu’à Raphaël, devint de plus en plus impérieuse. L’art eut ses lumières. Il devint moyen d’expression, non de l’artiste mais d’une civilisation. Il ne fut plus autre chose qu’un moyen de beauté.
L’idée de beauté, l’une des plus équivoques de l’esthétique, n’est équivoque qu’en esthétique. Mais celle-ci naquit tard, et fut surtout une justification. Ceux qui demandaient à l’art d’être un moyen de beauté le faisaient de la façon la plus élémentaire : pour eux, le domaine de la beauté était fait de ce qu ils préféraient dans la vie. Il y a des goûts comme il y a des couleurs, oui : mai les hommes s’accordent plus facilement sur la beauté des femmes que sur celle des tableaux, car ils ont presque tous été amoureux et pas tous des amateurs de peinture. C’est pourquoi la Grèce avait concilié sans peine son goût d’un art monumental et son gout de la grâce et des Tangras ; pourquoi elle avait aisément glissé de Phidrias à Prxitème ; pourquoi le XIIIe siècle allait concilier bien son admiration pour Raphaël et son goût pour Boucher.