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- Par-delà la Méduse.
La parabole d’une métaphore V5

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Par-delà la Méduse. La parabole d’une métaphore.

1 L’anecdote
Réalisée entre 1818 et 1819 par le peintre Théodore Géricault (1791-1824) Le Radeau de La Méduse est une peinture à l’huile initialement baptisée : Scène d’un naufrage. De très grande dimension (491 cm de hauteur et 716 cm de largeur), il représente les survivants du naufrage de la frégate Méduse échouée le 2 juillet 1816 sur un banc de sable au large des côtes de la future Mauritanie.

Ce jour-là, environ 147-151 survivants s’embarquent sur un radeau de fortune. Quinze jours plus tard, L’Argus, une autre frégate appartenant au même convoi, découvre le radeau. Grâce au cannibalisme, quinze personnes ont survécu. Cependant, cinq autres des survivants mourront peu après leur débarquement à Saint-Louis du Sénégal. L’événement fut un scandale international, car Hugues Duroy de Chaumareys, le commandant de la Méduse —servant la monarchie restaurée depuis peu— fut jugé, en raison de son incompétence, responsable du désastre : plus de 160 km d’erreurs dans sa trajectoire et quelques morts, prêt d’un mort au kilomètre d’erreur (plus de 152 personnes étaient abord de la Méduse).

Le Radeau de la Méduse

2 Le style
Géricault, par la fidélité supposée à la vie de ces naufragés , par sa composition dynamique à l’opposé de la statique de la peinture néo-classique (cf l’œuvre de David), par son choix d’un sujet “ anecdotique ”, et par sa taille —première œuvre du peintre d’une si grande taille— confirme son appartenance au mouvement romantique. Il peut paraître surprenant d’associer réalisme et romantisme car de nos jours le réalisme de cette peinture nous frappe bien plus que que son romantisme. Pourtant, comme le montra plus tard Delacroix avec La Liberté guidant le Peuple, ces deux mouvements ne sont pas aussi antinomiques qu’il n’y paraît.

Réalisme il y a, car son auteur a effectué de nombreuses recherches préparatoires et esquisses avant de passer à l’acte —rencontres avec deux survivants, construction d’un modèle réduit et pourtant très détaillé du radeau, visites de morgues et d’hôpitaux afin de voir par lui-même la couleur et la texture de la peau des mourants— Malgré des problèmes de santé, il se rendit même à de nombreuses reprises sur les côtes françaises afin d’observer des tempêtes. Lors de ce séjour, fut-il aussi téméraire que Turner qui s’accrocha au mat d’un bateau pour observer une tempête, l’histoire ne le dit pas. Ce qui n’empêcha pas Géricaut de quitter progressivement le réalisme au profit d’un romantisme de plus en plus échevelé.

Pourtant, le romantisme est bien présent dans ce tableau, d’abord par sa thématique, le choix du moment représenté : lorsque les naufragés perdent tout espoir à la vue de L’Argus qui, malgré tous leurs vœux, s’éloigne des naufragés. Cette dramatisation est amplifiée par une représentation de la scène lors d’une tempête et non un jour de plein soleil, comme dans la réalité. Soleil qui n’adoucissait pas la situation de ces survivants déshydratés mais ces souffrances là sont moins exaltantes, d’un point de vue picturale, et, plus difficiles à représenter.

Réalisme et romantisme paradoxalement sous-jacent dans les commentaires des tenants du classicisme dont les critiques rendent un hommage indirect à ces deux courants en qualifiant ce tableau de « tas de cadavres ». Ce qu’il est bien loin d’être compte-tenu de la vigueur et de la musculature des dits-cadavres. Ces derniers traits pouvant s’interpréter comme une manifestation indéniable du romantisme et antinomique au réalisme. Romantisme renforcé par la dynamique de la composition construite par deux pyramides dont le sommet pointe vers le haut. Et romantisme enfin par le choix d’un sujet d’actualité, comme le sera, dix ans plus tard, La Liberté guidant le Peuple de Delacroix.

Le Radeau de la Méduse, détail

Ce tableau, ainsi que d’autres comme « Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant (aussi dénommé Chasseur de la garde, 1812) ou encore Le Four à plâtre font de ce peintre l’une des charnières entre le classicisme d’un David et le romantisme d’un Delacroix tout en préparant le terrain de l’impressionnisme. En cela, Salvador Dali, comme pour d’autres peintres du XIXe [1], avait parfaitement compris l’importance de Géricault.

Le Four à plâtre

3 Le symbole
Le passé, la mythologie, la science-fiction ou l’anecdote dans la peinture comme dans la littérature ne sont, bien souvent, qu’un prétexte pour parler du contemporain. C’est la grande tromperie de l’iconicité qu’elle soit littéraire ou picturale. Il s’agit de laisser croire que l’image ressemble à une chose pour en profiter et, ainsi, parler d’un autre sujet. Il ne s’agit pas toujours de tromperie mais plutôt de parabole car le sujet d’une image n’est pas seulement le sujet visible au premier abord. pour Le Radeau de la Méduse (1818-1819) la représentation des victimes d’un naufrage. Cet aspect sensationnel pourrait d’ailleurs faire de ce tableau un ancêtre de la photo de paparazzi ; de l’image à sensation.

Pourquoi cette image nous parle toujours ? Certes son aspect gigantesque, les personnages ont quasiment une taille réelle et les circonstances ont leur importance dans ce succès. Cependant, si Le Radeau a eu autant de succès, on peut imaginer que c’est aussi parce qu’il évoque en sous-trait, comme on dit sous-texte, la métaphore d’un pays qui vient de s’entretuer à plusieurs reprises.

Lorsque ce tableau apparaît, la France est au cœur des épurations de la Restauration (1814, installation de Louis XVIII sur le trône de France, avec notamment la Terreur Blanche) interrompue en 1815 par les Cent Jours, précédés par les guerres napoléoniennes, elles-mêmes devancées par la révolution française. Soit près de cinquante ans d’entre-déchirements qui sont, eux aussi, une forme de cannibalisme.

Cette métaphore transforme les naufragés réels en une image symbolique d’un autre cannibalisme qui ravage la France, celui d’un pays où deux factions les révolutionnaires et les royalistes s’entre-dévorent pendant plus de 35 ans. Certains diront que cette lecture du Radeau est une interpolation. Certes, mais pourtant « L’humanité est le seul héros de cette poignante histoire. » est le sous-titre donné à ce tableau par le peintre lors de l’entrée du Radeau au Louvre. Ce titre-là ne prépare-t-il pas le terrain à une telle interprétation ?

4 Et où est passée Méduse dans tout cela ?
En fait de Méduse, il s’agit point de l’animal mais du personnage de la mythologie grecque. Pour mémoire, Méduse est l’une des trois Gorgones, la seule à être mortelle. Petite-fille de l’union de Gaïa, la Terre et de l’Océan Pontos, elle appartient aux divinités primordiales. Sa chevelure est peuplée de serpents et son visage a le pouvoir de pétrifier tout mortel qui la regarde. Une fois décapitée par Persée, son masque est remis à Athéna qui, en le fixant sur son bouclier, l’utilise pour effrayer ses adversaires. Ironie de l’image au vue de l’histoire du navire car le masque de Méduse a longtemps était utilisé comme une protection contre le mauvais œil en vertu de sa capacité à retourner le mauvais sort à l’envoyeur. Dans certaines traditions, elle fut tuée par Persée équipé d’un bouclier miroir, don d’Athéna. Lors du combat Méduse fut médusée, c’est-à-dire pétrifiée à la vue de son reflet dans le bouclier.

Au-delà du nom de la frégate, cette image est-elle une image pétrifiante ? Le Radeau de la Méduse est-il cloué sur un bouclier virtuel pour refléter notre propre image afin de nous sidérer ? Et dans ce cas, qui est le détenteur de ce bouclier ? Celui qui a collé l’image ? bien entendu ! Mais cette réponse ne nous avance pas beaucoup.

Certes, chacun trouvera sa propre réponse. Quoi qu’il en soit, cette peinture continue de refléter l’image d’une société, voire d’une planète, dont les membres continuent de s’entre-déchirer inlassablement et c’est en cela que cette image continue de nous parler. Quoi de plus pétrifiant que l’auto-destruction surtout compte-tenu du nombre de victimes collatérales dans le cas de l’humanité. L’ultime victime serait alors la terre ?

Une question me vient alors. Et, si nous avions nous-mêmes cloués cette image sur nos boucliers afin de nous protéger de nous-mêmes ? Persée ayant disparu de la circulation, malheureusement pour Gaïa, tel Méduse nous nous sommes pétrifiés. À moins que dans un reflet ultime Persée et Méduse ne fasse plus qu’un.

Et où sont les femmes dans tout cela ? Car des femmes ont bien embarquées sur ce bateau. Personne n’en parle. Ce sujet est évacué comme le sort des chaloupes qui ont, elles aussi, quittées le navire. Que sont devenues ces chaloupes ? Ont-elles amenées à terre des survivants qui, veinards honteux, ont préféré disparaître de la circulation. Enfin, pourquoi avoir mis sur ce radeau trois tonneaux de vin et pas d’eau douce. Certes, le vin se conserve mieux que l’eau mais, le vin, en période de déshydratation a des conséquences redoutables. L’eau croupit, certes, mais delà à ne fournir aucun tonneau d’eau douce ! Cela reste une interrogation.

5 La Méduse aujourd’hui
L’histoire de ce tableau nous confirme une chose : le spectateur fait l’œuvre tout autant que l’artiste. Peut-on expliquer autrement le regain d’intérêt pour cette peinture qui, somme toute ne nous concerne certainement pas par son côté mythologique.

Cependant, les marins embarqués sur les radeaux de la Méduse méditerranéen, sont, eux aussi, comme Méduse, des enfants de l’union de Gaïa, la Terre et de l’Océan Pontos. Sans oublier que ces marins d’infortune —immigrés comme ceux du tableau, certes, le sens de circulation est inversé— nous médusent tout autant que Méduse à en juger par notre incapacité à inventer des solutions. En effet, qu’elle est la différence entre l’incurie de Hugues Duroy de Chaumareys et celle de nos gouvernements incapables de proposer une autre réponse que la fermeture des frontières, à la crise des immigrants ? Pour un flux qui, en pourcentage, est probablement équivalent, voire peut-être légèrement inférieur aux flux de l’époque. Et cela contre toutes les traditions, quasi universelles, d’accueil des naufragés.

N’oublions pas que la cause première des Navigations est bien souvent une fuite comme nous le rappelle Charles Baudelaire dans les deux derniers vers de La Mort :
« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

La fuite comme destin commun des immigrants du Radeau de la Méduse comme ceux du radeau d’Aylan, notre histoire est bien là pour nous le rappeler. En effet, les colonisateurs de l’Amérique furent persécutés pour leur croyance religieuse ou politique. Particulièrement pour la France, avec les Protestants fuyants l’oppression royale tout comme probablement une partie des militaires et des passagers de la Méduse fuyaient la Restauration, les peines de prison et bien d’autres choses que l’histoire ne nous dira jamais.

6 En guise de conclusion : la métaphore du naufrage
S’il est une métaphore qui parcourt notre discours politique au point de nourrir nos légendes, c’est la métaphore du naufrage. Celle-ci est d’autant plus puissante qu’elle se nourrit d’images de l’histoire contemporaine occidentale. Ici, nul besoin d’aller pêcher dans le réservoir des mythologies gréco-latines. En effet, que cela soit le naufrage de la Méduse, ou celui du Titanic, ces deux naufrages symboliques —le second manqua à huit ans près, le centième anniversaire du premier— se construisent sur deux principes fondateurs de la mythologie de l’Occident :
 pour le premier, il s’agit du vivre ensemble ;
 pour le second, il s’agit de l’efficacité de la technologie.

Hormis cette mise à bas de deux principes fondamentaux de la société occidentale : le vivre ensemble dans un respect mutuel et l’efficacité de la technologie, la puissance de ces deux métaphores est renforcée par la mise à bas d’un autre pilier : la compétence des élites.

Cependant, si deux métaphores ont aussi une telle puissance, c’est parce que nous savons que la mer restera à jamais indomptée contrairement à ce que l’on imagine pour la terre.

© Hervé Bernard 2014-2015

«  La véritable histoire du Radeau de la Méduse », un docu-fiction réalisé par : Herlé Jouon et diffusé par Arte

« À ce point de folie »
d’après l’histoire du naufrage de la Méduse, par Franzobel pseudonyme de Stefan Griebl, écrivain autrichien.
Ce roman au-delà de l’incompétence avéré du capitaine suggère que celui-ci était sous influence d’un faiseur qui, en manipulant son orgueil, l’empêcha d’écouter son second.

- Faire des ponts, de la métaphore comme un art subversif

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Regard sur l’image,
un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
France Métropolitaine : prix net 47,50 € TTC frais d’expédition inclus,
Tarif pour la CEE et la Suisse 52,00 € , dont frais d’expédition 6,98 €,
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12,
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Post-scriptum

Le Radeau de la Méduse
© Bansky

Banksy affirme que les ferry-boat, en arrière-plan de son image, comme le bateau en arrière-plan de la peinture de Guéricault représente ceux qui refusent de sauver les naufragés. Il oublie, cependant, que L’Argus eut une seconde “ chance ” au second tour ce qui lui permit de secourir les naufragés. Or il ne semble point qu’il y ait de seconde chance pour les naufragés d’aujourd’hui.