Photographier, c’est adopter un point de vue sur le monde et, de fait, très curieusement lorsque l’on choisit un sujet celui-ci se met apparaître de manière récurrente dans notre vie. De là à croire que Agnès et Arnaud Dejean de la Bâtie rencontrent quotidiennement des cadavres dans leurs pérégrinations urbaines et suburbaines ou encore qu’ils se les font livrer par camion, il y a un pas que je ne suis pas prêt de franchir. Récurrent ne signifie pas obsessionnel. Et c’est le cas de la série intitulées Hagard et présentée par le collectif Hagard à la galerie Artcurial à partir du vendredi 8 juin 2012.
Cette série du collectif Hagard ne rend pas hagard, jeu de mot facile et même téléguidé puisque le Collectif et l’ensemble présenté sont réunis sous la coupe d’un même non. De quoi s’agit-il ? De photographies de cadavres d’animaux. Du regard porté sur ces images, nous ne sortons pas hagard. Bien au contraire, après avoir passé plus d’une heure à les disséquer du regard, j’en suis sorti revigoré. Ces images constituent un travail de fond comme l’on parle d’une course de fond tout en étant une recherche au fond des choses ou en l’occurrence des animaux.
Si nous sommes assaillis par quelque chose, ce n’est certainement pas par le morbide, Hagard, un titre bien mal trouvé pour ces images, fait bien entendu résonner en nous la nature-morte flamande que les anglo-saxons nomment, bien souvent, à juste titre still-life. C’est-à-dire, mot à mot encore vivant ; terme qui pourrait être le titre de cette série et que nous avons choisi, à défaut, comme titre de ce texte. Ce qui me frappe, dans ces images, c’est la présence de la vie. Non par l’aspect grouillant de tous les êtres vivants qui participent de la disparition de nos oripeaux mais par cette présence de la vie, impossible à nier dans un cadavre qui tant que les chairs n’ont pas disparu ressemble tant à son homonyme vivant, j’allais dire ressemble par ses faits et gestes.
Jackson © Hagard
Bien entendu, cette série nous rappelle, l’importance de la relation entre l’image et les mots, combien le titre de chacune de ces images nous indique l’invisible d’une image qui est ce qui est à voir en elle. C’est pourquoi aucun des titres ne désignent l’animal représenté et peu importe que telle ou telle image représente le cadavre d’un chat ou d’un goéland car cette série est une ré-présentation (le tiret n’est pas une faute de frappe) de la mort au sens chamanique de ce terme. Elle se garde bien de donner en spectacle la mort et c’est l’une de ses autres particularités. C’est ce refus du spectaculaire de la mort qui laisse apparaître la vie dans ces images. Rien dans ces photographies ne cherche à produire un effet visuel ou une émotion sensationnelle ;leur dépouillement fait leur force. Que ce dépouillement soit le fruit d’une mise en scène ou pris sur le vif, expression qui prend ici tout son sens, n’est pas essentiel. D’autant plus que cadrer, c’est déjà mettre en scène. Le secret de la fabrique de l’image comme nous le rappelle leur adresse (postale) n’est pas l’important. Même si l’on peut s’interroger sur la mort. La mort serait-elle, elle aussi une fabrique ? Sa représentation en est une, pour sûr, qu’elle fasse référence au chamanisme ou aux religions institutionnalisées. Et c’est par cette fabrique que l’horreur de la mort est apprivoisée si horreur il y a.
Comment le beau peut-il résider dans la mort ? Ce qui est exceptionnel dans ces images, c’est que l’horreur bien que parfois frôlée, côtoyée est à chaque pas évitée. Ces photographies nous ramènent au sens premier du spectacle (première apparition de ce terme en 1200) qui est : « ce qui s’offre aux regards, est susceptible d’éveiller des sentiments, des réactions. » En ce sens, cette recherche est un spectacle mais, ce spectacle n’a rien de spectaculaire car la mort est bien loin du spectaculaire sauf dans une société qui ne peut la réintégrer qu’à travers ce spectaculaire tellement elle l’inquiète.
Rio de Janeiro © Hagard
Dans cette société qui ne garde ou qui ne regarde que le spectaculaire de la mort, au sens commun d’aujourd’hui, c’est-à-dire qui donne lieu à un spectacle tarifé, au sens ou la prostitution est, elle-même, un spectacle tarifé, un spectacle fait pour attirer les regards et non donner à penser. Ici, nous sommes loin du grandiloquent de certaines chaines de télévision ou d’une certaine presse. En cela, Hagard est fondamentalement contestataire car il nous rappelle que la mort est tout sauf un événement exceptionnel. Et c’est ainsi que peut prendre place la douceur de ces images, la puissance de leur douceur. Douceur située à une distance fondamentale de la mièvrerie avec qui elle est bien trop souvent confondue. Pas plus que le sucré-salé, la douceur n’est mièvre.
Ici, peu nous chaud le cycle de la vie, nous ne sommes pas en présence du travail d’un biologiste de l’image. Certes, le point est bien fait, l’image bien exposée, le tirage bien tiré mais ce n’est pas cela l’essentiel de ce travail. La splendeur de la matière, Jackson five, qui n’écarte pas l’humour et l’ironie parfois grinçante comme dans Rio de Janeiro, ce perroquet qui paraît tué en plein vol sur ce fond de bois aux couleurs brésiliennes sont certes présents. Cependant, au-delà, cette recherche met en lumière combien la mort et la vie sont liées. En fait, ces images sont une mise en image, dans le sens noble de cet extrait d’un interview de François Cheng « Celui-ci (le destin humain chez Cheng, mais, l’on pourrait tout aussi bien dire ce travail) est composé à la fois de douceur et de douleur, et tout homme doit essayer de tenir les deux versants pour que sa réponse soit viable. Si on chante seulement la douceur et la félicité, ou seulement le malheur du monde, c’est une erreur. […] La mort n’est pas un couperet tombant à un moment fatal. Elle est intimement liée à notre existence et, paradoxalement, donne de la valeur à tout ce qui arrive. [1]