Bien avant que la photo existe, elle est déjà là.
– 1 Introduction
Au chapitre 18 de Giphantie, publié en 1760, le narrateur assiste à la démonstration d’un procédé permettant de fixer durablement l’image produite sur un « tableau » par la seule action de la lumière. Cette description est souvent considérée comme l’anticipation imaginaire de la « méthode photographique » inventée 170 ans plus tard.
– 2 Extrait
« Les esprits élémentaires, poursuivit le préfet, ne sont pas si habiles peintres qu’adroits physiciens ; tu vas en juger par leur manière d’opérer. Tu sais que les rayons de lumière, réfléchis des différents corps, font tableau, et peignent ces corps sur toutes leurs surfaces polies, sur la rétine de l’œil, par exemple, sur l’eau, sur les glaces. Les esprits élémentaires ont cherché à fixer ces images passagères ; ils ont composé une matière très subtile, très visqueuse et très prompte à se dessécher et à se durcir, au moyen de laquelle un tableau est fait en un clin d’œil. Ils enduisent de cette matière une pièce de la toile, et la présentent aux objets qu’ils veulent peindre. Le premier effet de la toile, est celui du miroir ; on y voit tous les corps voisins et éloignés, dont la lumière peut apporter l’image. Mais, ce qu’une glace ne saurait faire, la toile, au moyen de son enduit visqueux, retient les simulacres. Le miroir vous rend fidèlement les objets, mais n’en garde aucun ; nos toiles ne les rendent pas moins fidèlement, et les gardent tous. Cette impression des images est l’affaire du premier instant où la toile les reçoit : on l’ôte sur le champ, on la place dans un endroit obscur ; une heure après, l’enduit est desséché, et vous avez un tableau d’autant plus précieux, qu’aucun art ne peut en imiter la vérité, et que le temps ne peut en aucune manière l’endommager. Nous prenons dans la source la plus pure, dans le corps de la lumière, les couleurs que les peintres tirent de différents matériaux, que le laps des temps ne manque jamais d’altérer. La précision du dessin, la vérité de l’expression, les touches plus ou moins fortes, la gradation des nuances, les règles de la perspectives ; nous abandonnons tout cela à la nature, qui, avec cette marche sûre qui jamais ne se démentit, trace sur nos toiles des images qui en imposent aux yeux, et font douter à la raison si ce qu’on appelle réalités ne sont pas d’autres espèces de fantômes qui en imposent aux yeux, à l’ouïe, au toucher, à tous les sens à la fois.
L’esprit élémentaire entra ensuite dans quelques détails physiques ; premièrement, sur la nature du corps gluant, qui intercepte et garde les rayons ; secondement, sur les difficultés de le préparer et de l’employer ; troisièmement, sur le jeu de la lumière et de ce corps desséché : trois problèmes que je propose aux physiciens de nos jours, et que j’abandonne à leur sagacité.
Cependant, je ne pouvais détourner les yeux de dessus le tableau. Un spectateur sensible, qui, du rivage, contemple une mer que l’orage bouleverse, ne sent point des impressions plus vives : de telles images valent les choses. »
Donc avant même d’exister, ce qui deviendra la photographie en passant par la daguérotypie, est déjà une technique acheiropoïète et par conséquent non faite de main d’homme. De même que de par son nom, elle est un anagramme du prénom de son auteur, c’est-à-dire une image en miroir. Cependant ce miroir est quelque peu désordonné.
Extrait de Giphantie (1760), Chapitre 18 "La Tempête" (extraits p. 131 à 136 transcrits en orthographe moderne) [1].