Première partie
S’il ne sera pas directement question cette fois de ce qui est en jeu avec le titre général donné à ce séminaire qui risque de se déployer sur de nombreuses séances, à savoir ce que pourrait signifier l’expression et implique de parvenir à « FAIRE DES DIEUX », il importe de signaler cependant que cette expression vient de la fin du volume II de Qu’appelle-t-on panser de Bernard Stiegler. C’est dans le tout dernier chapitre, le 152, et donc les toutes dernières lignes même de ce livre qu’on peut lire :
« La machine à faire des dieux, le ciel et la cosmotechnique [il évoque une humanité] à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a fait.
Elle ne sait pas assez que son devenir dépend d’elle. À elle de voir si elle veut continuer à vivre. À elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir ou en outre fournir l’effort nécessaire pour que s’accomplisse sur notre planète réfractaire [c’est-à-dire dans la biosphère devenue technosphère avec le devenir purement mécanique et computationnel de l’intelligence fabricatrice] la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine faire des dieux.
Que veut dire ”faire des dieux ?” cela signifie engendrer des incalculables formant les jalons d’un horizon, distribués par les infinités d’une verticalité zénithale aussi bien qu’abyssale – cette croix étant aussi un processus, c’est-à-dire une spirale, que Witheead décrit comme une concrescence, et d’où jaillissent ces consistances qui n’existent pas, que Bergson appelle « des dieux ». (op. cit., p. 512-513)
Il me semble inutile de commenter maintenant tout cela, car c’est ce qu’il va falloir déployer durant les mois qui viennent et tenter comme il le dit un peu avant (p.508) « de réinventer l’invention - et non de se contenter de résister. »
Cependant il me semble important ici de donner le « la » de ces réflexions en affirmant que ce qui est en jeu est bien une affaire de la pensée, dans la pensée et par la pensée, et cela dans la mesure même où la pensée n’est pas conçue comme ce qui préexiste à ce qui est pensé mais comme ce qui s’élabore à mesure même que la vie se déploie, se déplie, se découvre dans la puissance onirique qui la porte.
La vie c’est évidemment « la » vie, mais en tant qu’elle se trouve exister comme cette vie, celle de chacun, celle de tous, celle dans laquelle chacun se connaît et se reconnaît diffracté dans le miroir que lui tend le monde qui l’entoure, celle que chacun porte et par laquelle il est porté à penser précisément sa co-appartenance avec les autres existants avec les autres vies active dans ce cosmos.
Sans ce rêve (un rêve qui n’a peut-être été rêvé par personne dit quelque part Borges) à la fois intenable et insatiablement récurrent, intenable parce qu’insatiablement récurrent, le fait que la vie s’appréhende comme pensée ne pourrait avoir lieu. De la même manière cette pensée ne peut s’appréhender comme existence sans ce rêve dans lequel elle est prise précisément parce qu’elle est en train de le faire, ce rêve.
Et ce « la » tient en une phrase trouvée lors de la lecture du livre de Jean-Claude Bologne, (qu’il soit ici salué), intitulé Une mystique sans dieu. C’est à la page 152. Ce « la » sonne et résonne à travers cette question : « C’est la question que pose l’encyclique Pascendi : si la foi doit être fondée sur une expérience personnelle, que se passe-t-il pour ceux qui n’en jouissent pas ? ». Et au-delà de cette encyclique de 1907 de Pie X, qui marque l’opposition raisonnée de l’église à la « modernité » technique et rationnelle, à la société du profit qui transforme radicalement les conditions de toute forme d’expérience dont la foi est l’une des plus paradoxale manifestations, c’est bien la question de ce qui fait expérience de ce qui fait sujet de ce qui fait homme qui est ici posée.
Pour l’instant, simplement la laisser en suspens cette question, c’est-à-dire la laisser résonner en chacun de vous et l’on pourrait aussi écrire et dire la laisser raisonner, tant la raison à l’œuvre dans ce qui se joue ici se révèle être prise dans la trame du grand rêve qui déplie et déploie ses arcanes autour de nous comme en nous.
Pour l’instant, simplement souligner ceci : nous nous trouvons d’entrée de jeu projetés non pas dans la mêlée des débats sur la croyance, la foi et la dimension sociale et sociétale qui est celle dans lesquelles les religions sont aujourd’hui prisonnières, mais dans des zones qui sont à la fois portées par les religions mais repoussées par elles soit dans des marges passant pour secondaires soit dans un noyau passant pour si essentiel que de tenter de le connaître est considéré parfois comme impossible, parfois comme un blasphème, et dans tous les cas, comme ne constituant un enjeu ni majeur ni actuel.
Et pourtant ces aspects reliant l’individu à son vécu ne relèvent pas tant de la dimension « subjective » ou « inconsciente » au sens psychanalytique, que de la dimension expérimentale, au sens où l’expérience, cette tentative réitérée de « sortir du périr » comme le fait remarquer Pascal Quignard, engage le devenir même de l’existence.
Et pourtant ce point qui semble de détail est le plus souvent évacué des débats, celui relatif à la manière dont existe en chacun la foi, sa foi, un dieu, son dieu, sa croyance, ses croyances. Cela est en effet mis sous le tapis, voire occulté ou réduit à des enjeux de type binaire, car même la religion n’aime pas en tant que telle, se voir interpellée sur ce qui est, non pas un fondement théorique ou pastoral, mais si l’on veut la racine même de l’expérience dont la fois constitue le modèle le plus absolu. Expérience, ici, signifie aussi ce qui est censé assurer la continuité de l’expérimentation du croire à travers les siècles et les millénaires. Autant dire du rêve sans lequel la pensée ne serait pas.
Or dans le champ des religions, recouvre ce qui est supposé avoir été vécu par tel ou tel saint, tel ou tel héros, grec ou non, par tel ou tel moine, tel ou tel visionnaire, tel ou tel fondateur d’un culte trouvant place dans une religion instituée ou susceptible d’en fonder une nouvelle, cette expérience est à la fois ce qui est supposé devoir et pouvoir être transmis et précisément ce qui est absolument intransmissible, du moins en tant que tel. Sinon, depuis le temps, tout le monde saurait, soit que la foi est sans objet soit ce qu’il en est de la foi et de son « objet ».
Nul ne peut faire que l’autre, celui est en face de nous, soit « capable » d’expérimenter telle ou telle forme de révélation, mystique ou non, telle ou telle forme de connaissance révélée ou non. Et pourtant, comme si c’est précisément cela qu’il fallait accomplir et ce vide qu’il fallait combler, tout est fait pour que soit pris en compte la transmission. Mais la transmission de quoi ? De dieu ? En effet dieu est considéré en tant que tel, qu’il soit être ou nom, ne pas pouvoir être transmis. Chacun doit en faire l’expérience. Dieu est le paradigme même de l’intransmissible. Et l’intransmissible au-delà même de dieu en tant que tel, est déterminé par le fait même que prétendre pouvoir transmettre quelque chose qui ne le peut pas en tout cas pas directement est une sorte d’abus de pouvoir voire de blasphème. Parce que, quoiqu’on en ait, et quoique la psychanalyse ait tenté de nous faire accroire, on peut peut-être pénétrer dans l’esprit de l’autre dans son inconscient ou faire que cette personne découvre ce qu’il y a en elle, on ne peut jamais faire que cette révélation, cette expérience, qu’elle soit mystique ou simplement salvatrice, ait lieu.
Dieu est paradoxalement ce qui fait l’objet des plus grands gestes de transmission à travers textes et pratiques en tout genre censée mettre sur la voie de l’expérience et ce qui, en tant que tel, est absolument impartageable
C’est pourtant cela que vise l’analyse, sans le dire et en le disant, mais sans oser en faire le cœur de son dogme, car cela serait ou aurait été pour le moins « sacrilège », d’aller jusqu’à prétendre que ce qui est le noyau dur du transmissible était possiblement atteint par elle en théorie et en pratique.
Restons-en là pour cette excursion introductive et venons en au sujet… de ce jour… non sans remarquer que cette petite excursion est en fait une pichenette dans le château de sable de nos croyances actuelles, de son fondement même qui est en train d’exploser sous nos yeux et de révéler qu’il n’était le socle de rien et bien plutôt une façade qui certes fit son office et servi de support à la projection de nos rêves, façade qui désormais s’effrite au point que si l’on s’approche et qu’on cherche à s’appuyer sur elle on s’aperçoit qu’elle a commencé à s’effondrer et qu’elle risque de nous entraîner dans sa chute.
Cette pichenette peut tenir en une phrase très courte piochée chez Peter Sloterdijk et que je livre ici comme point de bascule de cette excursion introductive, supposée nous mettre sur la voie de notre « rédemption » ou de notre métanoia, ou encore de notre transformation tant intellectuelle qu’existentielle, ce qui, on le verra, ne sera pas si facile à accomplir. Ce socle par lequel nous existons est le fait de penser, prétendre et donc croire que nous sommes quelque chose d’indépassable que l’on nomme… sujet ou homme... et que nous savons non seulement ce que cela veut dire être un homme mais ce que c’est.
À la page 593 du livre de Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, à la fin d’un chapitre consacré à Jean-Paul Sartre et intitulé « Réalisme, rareté, aliénation », il écrit somme toute brutalement ceci : « L’homme n’est pas négativité, il est le point de différence entre des répétitions. »
Voilà c’est dit : l’homme n’a pas été effacé par le pouvoir combiné des mots et des choses, il a changé de statut et de fonction pour les hommes mêmes que nous sommes malgré tout et peut-être malgré nous. Mais dans ce déplacement de perspective, si nous perdons notre assurance et donc notre croyance dans le fait d’être ce que nous prétendions être, nous retrouvons une forme de nécessité celle d’entendre l’appel qui résonne en nous. Devenus ce « point de différence entre des répétitions » et non plus le roi maître de la nature et des cieux par la puissance de son intellect, nous sommes remis face à l’exigence pour continuer d’exister de repasser par la case « expérience ». Et « faire expérience », cela passe par faire ce qu’il y a à faire quand il semble qu’il n’y ait plus rien d’autre à faire. Et cette situation apparemment désespérée nous confronte littéralement à l’autre face du désespoir qui consiste à comprendre, qu’inventer n’allant pas de soi ce qui importe c’est de réinventer l’invention. Entendons par là en particulier qu’il est inévitable de réinventer ce qui fait sujet, ce qui fait homme, ce qui fait existence. Et acceptons qu’une telle « réinvention » se fasse en particulier en rêvant, car le rêve est sans doute ce qui engage au plus près notre possibilité de conjuguer ensemble résonner et raisonner et qui sait de déclencher notre motivation, notre désir d’action…
I le retable d’Issenheim : une approche de ce qui fait homme et de ce que fait l’homme
Pas besoin de se lancer dans des arguties dont les siècles passés et celui-ci encore nous saoule au sujet du sujet, de la liberté ou de l’autonomie. Non que ce ne soit pas des questions ou des enjeux. Mais ces enjeux sont devenus biaisés et pour l’essentiel les éléments grâce auxquels, ce que l’on appellera la société spectaculaire marchande, pour parler la langue du siècle passé, nous assujettis. Il n’y a de sujet aujourd’hui et qui sait, fût-ce toujours le cas, qu’assujetti. Il se peut que le maître ai changé, mais il y en eut toujours un.
Chercher à connaître ce qui occupe la place du maître, en joue le rôle et en assume la fonction en nous, pour lacaniser une seconde, serait sans doute une bonne action. Encore faudrait-il reconnaître qu’il y en a un et non se draper dans la toge d’une grandeur déchue et affirmer haut et fort que non, il n’y en a pas et que « je » suis de la tête au pied absolument un être autonome et libre ! Cela est sans compter sur le fait que tout que nous sommes nous avons un cerveau et un corps et que l’un est fait de plis infiniment enveloppés et l’autre de surfaces et de mouvement infiniment développés. Et que l’un et l’autre ne cessent, comment ne pas s’en apercevoir en ces temps à la fois troublés, hallucinés et surtout hallucinants, de se renvoyer la responsabilité de leur incapacité réciproque à saisir ce qu’ils nomment d’un commun accord la réalité, les faits, le réel ou que sais-je encore ! Et cela en continuant d’exister dans le déni le plus indépassable relatif à leur relation qui ne peut se définir, en effet, que comme hallucinée.
Parcourons donc quelques-uns des reflets des mondes dans lesquels nous allons, fantômes sectaires, assermentés. Essayons de comprendre comment nous inventons des voyages dans les plis du grand drap de notre cerveau rêveur et de notre corps agité de soubresauts divers, non sans chercher à creuser dans le ciel des images, les chemins de nos extases désarçonnées.
Dualisme cérébral
Il y a dans le balancement lancinant des images crépitant dans les linéaments de notre cerveau comme un souvenir irreprésentable des eaux bruissantes où se seraient formés les premiers assemblages de cellules vivantes et des vagues incessantes qui devaient agiter ces eaux acides. Rien ne peut échapper à ce ressac, ni les images, ni les pensées, ni les idées, rien de ce fatras cosmique et marin qui vient buter nuit et jour contre le mur du crâne.
Voir « ça » un jour, non plus dans la très imparfaite sphère du « chef » mais au dehors, juste devant soi qui soudain prend des allures de maître de l’univers et de forteresse assiégée, qui ne l’espère, fût-ce avec la plus grande crainte ? Cette hantise est le plus virulent des aiguillons et ce que l’on a nommé désir, n’est-ce pas, avant de devenir la flèche lancée de l’un à l’autre ou de l’autre à l’un, cette prégnance irréalisable d’une expectoration que l’on voudrait voir se transformer en soulagement ?
Les lois qui gouvernent la vie de l’esprit sont incertaines et malgré quelques siècles ardents d’investigations philosophiques comme médicales, on navigue encore à vue, balancés que nous sommes entre bâbord et tribord, entre un hémisphère aux puissances ordonnatrices et un autre aux puissances figurales. Si, en effet la cartographie du cerveau s’est excessivement complexifiée ces dernières années, la distinction entre les fonctions sensiblement opposées voire contradictoires des deux hémisphères reste à la fois un cadre de référence nécessaire et un pôle d’orientation. Lorsque l’on se penche sur les jeux d’échos, de doubles, de miroirs, d’oppositions, on ne peut que constater qu’ils ont traversé les représentations que les hommes, toutes cultures confondues, et qu’ils trouvent leur source incomparable dans ce « dualisme » physique indéniable.
Tenter de comprendre les « raisons » de l’existence de ces deux cerveaux ne conduirait pas très loin, mais au moins à considérer que, comme nous ne sommes pas des dauphins et ne pouvons laisser dormir l’un de nos hémisphères pendant que l’autre travaille, nous pensons et rêvons avec les deux qui fonctionnent ensemble et donc se livrent en nous une bataille incessante pour le contrôle de nos actions.
Nous avons prétendu, suivant en cela l’évidence des limites de nos corps, être des entités indivisibles et sans doute devons-nous le faire pour survivre. Mais rien ne nous autorise, même après quelques siècles de controverses cartésiennes, à pouvoir prétendre que l’unité serait en quelque sorte antérieure à cette dualité inscrite à même notre corps puisque le maître lui-même dut convenir qu’il lui fallait combattre un malin génie dont l’existence ne pouvait être externalisée.
Pensée
Il nous faut nous efforcer de croire que nous vivons dans une réalité dont tout ce qui vient d’elle nous confirme qu’elle est dure comme la pierre et tranchante comme l’acier de la faux lors même que tout ce qui vient de nous, nous pousse à penser qu’elle n’est qu’une sorte de rêve, bon ou mauvais qu’importe, un voyage énigmatique dans l’épaisseur de la toile d’un tableau ou dans le scintillement hystérique des écrans.
Long a été le travail de la pensée pour s’appréhender comme double du volume du crâne en s’inventant sous les traits de l’hôte d’un monde intérieur susceptible à la fois de l’accueillir et d’y faire entrer la réalité qui l’entoure.
Cela ne se passe pourtant pas ainsi, ou alors seulement dans certaines conditions. En d’autres termes, la pensée est un magma producteur de masques qui servent moins à la cacher à elle-même qu’à lui rendre possible de paraître dans le monde alors que tout ce qui la constitue se manifeste sous d’autres formes, sous d’autres traits, saillances paradoxales dont les redents clignotent dans un ciel assombri.
La pensée a moins besoin de contenus qui lui servent certes à éprouver sa consistance, que de signaux multiples qui lui permettent de s’inventer un chemin dans le dédale des forêts d’hier et des mégapoles d’aujourd’hui. Elle ressemble moins à un château ou à une forteresse qu’à un labyrinthe ou un dédale. Quant au sujet, à la conscience, à l’individu, à l’homme, à celui qui croit se retrouver dans ces dénominations et qui ne fait que s’y enfermer volontairement sachant qu’en faisant cela il se sépare de ce qu’il n’est pas pour mieux pouvoir ensuite se retrouver au bout d’un chemin qui n’a jamais existé que dans ses rêves, il est le jouet de cet aveuglement inévitable qui accable la pensée lorsqu’elle prétend devenir une au prix de la négation de la dualité indépassable qui la taillade et l’occupe sans relâche.
Visions
À Colmar, il est possible de voir l’un des ensembles picturaux les plus grandioses au monde et rares sont parmi les autres, ceux qui peuvent prétendre atteindre à sa puissance d’expression. Le retable d’Issenheim, de Mathis Gothart Nithart, ou selon, Matthias Grünewald, offre parmi les enjeux théologiques évidents ou secrets que proposent les divers panneaux qui le composent, une méditation radicale sur ce que l’on appellera ici les visions. Le diptyque consacré à saint Antoine en témoigne à lui seul. Cette œuvre date de la première décennie du XVIe siècle, soit selon les dernières datations entre 1512 et 1515.
Laissons à la prose endiablée de l’inévitable J.-K. Huysmans le soin de nous dire ce qu’il en est, non sans remarquer qu’il commence son approche des deux panneaux par la conversation entre saint Antoine et saint Paul l’ermite et la termine donc par celle de la tentation de saint Antoine.
« Dans une campagne couleur de lapis et de vert de mousse, les deux solitaires sont assis l’un en face de l’autre : saint Antoine étonnamment vêtu pour un homme qui vient de traverser le désert d’un manteau gris perle, d’une robe bleue, et coiffé d’une toque rose ; saint Paul, habillé de sa fameuse robe de palmier, qui n’est plus ici qu’une robe de roseaux ; près de lui est couchée une biche et, en l’air, dans les arbres, vole le corbeau traditionnel apportant dans son bec le repas des ermites, un pain.
Ce tableau est d’une peinture claire et reposée, d’une tenue superbe. Dans ce sujet qui l’obligeait à se refréner, Grünewald n’a perdu aucune de ses qualités de magnifique peintre. Ce tableau est une halte dans la chevauchée furieuse de cet homme, une halte brève, car il repart aussitôt, et dans le volet voisin nous le rencontrons, lâchant la bride à sa fantaisie, caracolant dans les casse-cous, sonnant à plein cor ses fanfares de couleurs, excessif comme dans ses autres œuvres. La Tentation de saint Antoine, il dut s’y plaire, car les expressions les plus convulsives, les formes les plus extravagantes, les tons les plus véhéments s’accordaient avec ce sabbat de démons livrant bataille au moine. »
Ces deux panneaux disent un mouvement qui nous fait passer de l’exubérance intenable du rêve hanté de visions grotesques au calme serein d’une confiance absolue. Plus exactement l’univers décrit à droite dans la présentation originelle du retable vient, séparé il est vrai par les sculptures de Nicolas de Haguenau, buter contre le dos de saint Paul qui semble, lui ne pas devoir être touché par de telles hallucinations. Dans sa violence de glaive pointé sur le crâne du saint homme dormant, un glaive tout entier constitué d’un angle saillant venant finir sa course presque sur le bord du crâne de saint Antoine et constitué de cette cohorte de démons grotesques et affreux, ce panneau semble lancer un anathème contre le monde entier incarné par cet homme rêvant et voit sa prétention stoppée net par la puissance sereine d’un autre saint homme lancé lui dans l’exercice purificateur d’un jeûne permanent.
Jeu pictural, saint Paul, l’homme qui a confiance parce qu’il sait que le temps est un leurre puisque chaque jour est le même jour que le corbeau visite pour pourvoir à sa modeste pitance, a en face de lui, vêtu de vêtements d’apparat celui qui de l’autre côté rêve, crie, hallucine en proie à des visions barbares.
Qui ?
On peut inventorier ces deux tableaux à partir des enjeux théologiques dont ils sont les messagers. On peut aussi les regarder pour ce qu’ils sont : des mises en scène de la double nature de l’homme. L’homme n’est pas humain et divin comme tend à nous le faire accroire le message chrétien, il est susceptible d’être la proie d’hallucinations ou de visions, et susceptible aussi de vivre sans elles. L’enjeu est là, dans cette articulation entre deux puissances rivales, entre deux cerveaux rivaux peut-être, entre deux forces, faudrait-il dire, ou entre deux manières de se situer face à l’existence. Ce que ces deux tableaux évoquent, c’est en effet un combat apparemment inégal entre un homme et ses démons. Le fait qu’ils soient montrés comme l’assaillant de l’extérieur évacue l’idée qu’ils se tiendraient en lui. Dans le second tableau, le corbeau nourricier confirme l’hypothèse que « ÇA » ne vient pas de l’intérieur mais du grand dehors, des horizons lointains, de ce là sans lieu d’où surgit chaque jour l’oiseau pain au bec.
L’intériorité serait donc une fiction. Mais comment ignorer que tout cela est pris dans la grande « trame imaginale » dont les fils sont les mots et les images mentales et verbales auxquelles nous sommes sujet depuis que nous parlons, autant dire depuis toujours ? L’intériorité est, pense-t-on, une forteresse, un lieu, un espace qui doit rester intouché inviolé, inaccessible aux puissance du dehors. Mais, c’est parce qu’elle est poreuse, qu’elle est sinon ouverte du moins accessible aux forces de toutes sortes, qu’elle doit être protégée, préservée afin de permettre que sa vacuité soit occupée par dieu seul ou que sa fragilité soit renforcée par sa présence aidante.
Il semble qu’elle soit en fait, cette intériorité, une sorte d’interface contre laquelle les croyances viennent buter, tant celles qui accréditent l’existence des démons que celles qui accréditent l’existence du divin. Et une interface singulière, car qui niera que les démons on les rêve et qu’il jaillissent certes face à nous dans le grand dehors mais qu’il sont relayés par les forces intemporelles des péchés des éléments prenant naissance « en » nous. Et qui niera que dieu, oui dieu soi-même n’ait d’autre but, relativement à chacun, que de trouver en lui une niche dans laquelle exister ? L’enjeu se situe donc au niveau de la posture que prend chaque homme face aux forces qui le font. L’enjeu est-il, pour chacun, de parvenir à cette extase radicale qui libèrerait, pense-t-on, de la conception de l’intériorité comme champ de bataille de forces contraires ?
L’un et l’autre de ses deux saints vivent dans un rêve et le grand dehors d’où surgissent les visions d’horreur est, en tant que tel, un hors la conscience et le corps, un monde distinct du monde intérieur, comme le grand dehors d’où surgit le corbeau porteur de la nourriture salvatrice quotidienne.
C’est qu’il existe deux manières de vivre le rêve, de vivre dans le rêve, l’une hallucinée, l’autre dépouillée de la croyance en la puissance de l’hallucination, autrement dit de la soumission à l’hallucination comme force irrésistible. La peinture parvient à en rendre compte de ce phénomène mieux que tout, puisqu’elle met en scène le grand dehors comme espace de la représentation des visions, mais qu’elle relie chacune de ces manières à l’individu qui la vit.
Cette extériorisation des visions est en fait une manière de permettre de voir notre supposé monde intérieur ou du moins d’en figurer des manifestations possibles. La peinture s’est de facto trouvée dans le rôle de rendre à la rumination intériorisée que les textes imposent une « objectivité » puissante et fascinante.
Les deux saints ne se ressemblent pas, pas plus que ne se ressemblent les deux hémisphères de nos cerveaux, ou pas moins. L’ermite vit sans livre. Délivré de la « fiction », il vit, c’est tout, et s’il lit ce sont des livres saints. Pour le reste, il ne se préoccupe de rien puisque le ciel pourvoit à sa pitance. La foi ici est radicale et elle n’est pas mise en cause, bien au contraire, puisqu’elle prouve son efficience.
L’autre, savant harnaché comme un noble des villes, est contraint de venir chercher chez cet être sans intériorité ou dont l’intériorité est à la fois vide des images du monde et pleine de dieu, l’indication de la route à suivre pour parvenir à le rejoindre dans cet état, dans cette expérience. Il s’agit ici de vivre la foi et non pas jouer avec les bobines de fil de la croyance. Et vivre la foi c’est simple, si l’on s’en tient à ce que nous montre ce saint Paul ermite. Ce n’est rien d’autre que cela, remettre son destin dans les mains du dieu, ne pas attendre et délivré de l’attente se voir confirmé puisque cela arrive, ici le pain quotidien, ne pas prier puisque la vie est prière, ne pas demander puisque les mots qui répondent à des questions vaines ne servent à rien.
Il suffit de cette main levée, paume ouverte, pour que constat soit pris de l’inexistence avérée d’autre chose que d’un rêve, mais d’un rêve devenu vrai, c’est-à-dire confirmé chaque jour dans la vie même. Le temps n’est pas mort, il a été renvoyé à son inconsistance pour qui vit dans la foi. À même le souffle apaisé de l’ermite l’autre temps, le temps qui ne passe pas fait chaque souffle être l’unique respiration du grand souffle de la vie. Et ce rêve n’est pas hanté par les visions, par les hallucinations. Il est simplement peuplé du silence du paysage, de ce paysage qui constitue la trame même du rêve. Car le paysage est la forme la plus radicale et pour cela la plus refoulée de toute hallucination.
L’autre, saint Antoine, est assailli par des montres. Certes, il l’assaillent « vraiment », mais qui croit à leur réalité autre que psychique. Certes, l’humanité connaît depuis toujours les puissances de la psyché comme relais des craintes, pôle d’affirmation des désirs et creuset des angoisses. Mais elle sait aussi que ces monstres sont des émanations instables provenant d’une part indécise de l’âme. Certes le diable est puissant et le risque est grand de se voir cuire indéfiniment dans les enfers. Mais la question est sensiblement différente à y regarder de près. L’enjeu est de parvenir à se libérer des forces « intérieures » qui ne cessent de s’en prendre à nous et qui nous contraignent, c’est cela le diable, à faire ce que nous préférerions ne pas faire. Même si, en effet toutes ces choses, que résument bien les péchés capitaux sont aussi porteuses de plaisirs immenses quoiqu’ils soient souvent aussi obscènes ou conduisent à l’obscénité.
Saint Antoine a trop « cru » dans les vertus du monde et venir comme il le fait au désert pour tenter de retrouver en lui le dieu auquel il a voué sa vie a pour but de lui permettre de se libérer de ses fantômes et de faire le vide en lui pour que ce vide puisse être à nouveau rempli par dieu. À ceci près que ce vide n’est pas ce qu’il imagine et que cette intériorité n’est pas non plus un monde magnifique rempli lui aussi d’images de béatitudes d’anges et de ciels radieux. Saint Paul ermite, comme tous les autres qui le suivront, en témoigne. L’intériorité habitée par dieu est en quelque sorte sans image. C’est toute la vie qui est devenue hallucination, car c’est toute la vie qui est expérience vécue et le prix à payer si l’on veut, c’est que les images, la glorieuses et infiniment grandiose machinerie des images, est comme mise à l’arrêt.
Ainsi, ce que nous montre ces œuvres de Grünewald, c’est combien nous sommes, aujourd’hui encore, engoncés dans nos certitudes concernant les modes de subjectivation en cours depuis quelques siècles, lors même que pourtant nous avons des indications sur les erreurs d’interprétation auxquelles cela a donné lieu. Nous sommes parvenus à l’externalisation de nos visions intérieures, du moins le croyons-nous, mais nous ne sommes pas encore parvenus à l’acceptation de ce que notre intériorité, la croyance en son efficacité comme rempart contre les assauts incessants des visions les plus noires, est en quelque sorte dénuée d’images intérieures et seulement hantée par le grand paysage du monde.
Mais, que nous dit du lointain des siècles ce saint Paul ermite ? Que ce n’est pas ainsi que cela se passe. Pour échapper aux démons, il faudrait accepter de nous tenir sur le bord du chemin, délivrés de l’attente, concentrés sur l’envers du rêve que constitue le monde hanté par les visions et les hallucinations, le percevoir comme un rêve et nous en détourner pour entrer dans l’autre face du rêve, celle où c’est a vie même qui, étant rêve, il n’est plus besoin d’halluciner pour se sentir exister.
Lorsque cela est possible en effet, les démons s’évanouissent comme les images d’un rêve au réveil et nous sommes seuls, oui absolument seuls, assis au bord du ciel, sans intériorité, sans extériorité, sachant sans doute une seule chose, que toutes les forces psychiques s’annulent non au pied de la croix mais à la surface de la peau de la paume levée, ce non-lieu absolu où germent les rêves.
Mais qui pour parvenir à cela ? Voilà bien un des aspects de l’invention qui est et reste toujours à inventer tant chaque époque se réapproprie en les transformant les aspect de ce que nous avons nommé intériorité et extériorité.
II Hamlet et l’imminence de l’impossible révélation
Ça arrive une fois dans le vie sans doute de se confronter activement à cette œuvre sans pareil qu’est le Hamlet de Shakespeare. C’est donc que le moment est venu ! Ce n’est pas à une lecture de la pièce dans son ensemble qu’il importe ici de se consacrer, mais plus simplement à quelques remarques relatives à la célèbre tirade du « to be or not to be » ( Acte III, Scène II ).
Nous sommes un siècle plus tard puisque la première représentation se situe sûrement entre entre 1598 et 1601 et que le texte fut publié en 1603. La Renaissance touche à sa fin, puisqu’on la situe entre la mort de Shakespeare (1613) et la mort de Galilée (1642). Un pan de l’histoire du monde se referme, sans que pour autant ne paraissent encore les nouvelles figures qui viendront animer le grand écran du monde. La pièce Hamlet transforme ce moment en un fulgurant tremblement de terre psychique et ce monologue célèbre en constitue la formulation la plus puissante quoiqu’énigmatique.
Il importe de relire ces quelques lignes, parce que ce n’est pas sur le célèbre « to be or not to be » ou sur la comparaison de la vie et du rêve que nous allons nous pencher mais sur quelques phrases de la fin du monologue. Nous utiliserons la traduction d’Yves Bonnefoy.
« Être ou ne pas être. C’est la question
est-il plus noble pour une âme de souffrir
les flèches et les coups d’une indigne fortune
ou de prendre les armes contre une mer de troubles
et de leur faire front et d’y mettre fin ? Mourir, dormir
rien de plus ; terminer par du sommeil,
la souffrance du cœur et les mille blessures
qui sont le lot de la chair : c’est bien le dénouement
qu’on voudrait et de quelle ardeur ! Mourir, dormir
– Dormir, rêver peut-être. Ah, c’est l’obstacle !
Car l’anxiété des rêves qui viendront
dans ce sommeil des morts quand nous aurons
réduit à rien le tumulte de vivre,
c’est ce qui nous réfrène, c’est la pensée
qui fait que le malheur à si longue vie.
Qui en effet supporterait le fouet du siècle,
l’exaction du tyran, l’outrage de l’orgueil,
l’angoisse dans l’amour bafoué, la loi qui tarde
et la morgue des gens en place, et les vexations
que le mérite doit souffrir des êtres vils,
alors qu’il peut se donner son quitus
d’un simple coup de poignard ? Qui voudrait ces fardeaux
et gémir et suer à longueur de vie,
si la terreur de quelque chose après la mort
ce pays inconnu dont nul voyageur
n’a repassé la frontière, ne troublait
notre dessein, nous faisant préférer
les maux que nous avons à d’autres, obscurs ?
Ainsi la réflexion fait de nous des lâches,
les natives couleur de la décision
passent dans la pâleur de la pensée,
et des projets d’une haute volée
sur cette idée se brisent, il y viennent perdre
leur nom même d’action… Allons, du calme
voici la belle Ophélie...Nymphe, dans tes prières,
souviens-toi de tous mes péchés.
Nous savons, nous n’avons jamais cessé de savoir, mais nous n’avons jamais cessé de ne pas pouvoir tirer les conséquences de ce que nous savons, de ne pas pouvoir « agir », du moins agir en fonction de ce que nous sommes supposés savoir.
Quel est donc ce savoir ? Et pourquoi ne parvenons nous pas à coordonner ce que nous savons avec nos actes, ou plutôt à faire en sorte que ce que nous faisons ne soit pas à la hauteur de ce que nous savons. Et comment est-il possible d’affirmer cela : nous savons ?
Pour mieux pouvoir envisager cela, il faut revenir au hiatus que met en scène à la fin de son monologue Hamlet, prince de Danemark, quand il déclare que « la réflexion fait de nous des lâches ». On pourrait le dire autrement : la conscience au sens commun du terme est incapable de déterminer et de porter l’agir. Le passage à l’action ne suit pas tant la réflexion qu’il la précède ou plus exactement, l’action se situe sur une autre ligne que celle que dessine suit et prolonge ou anticipe la conscience. L’action est liée à la motivation, au mouvement, la conscience est l’instance psychique par laquelle se construit une carte du possible déconnectée de l’impulsion, du mouvement, de la vie même.
Le paradoxe de la conscience, c’est qu’en tant qu’instance psychique liée à la connaissance, elle est impuissante à assurer au sujet sachant la puissance de « se » transformer pour mettre ses actes en relation, sinon totalement en conformité, avec ce qu’il sait et ce qu’il peut anticiper à partir de ce « savoir », entendons avec ce qu’il pense ou a pensé. La conscience ou si l’on veut la pensée, ou encore finalement les rêves, tout cela se révèle relever d’une instance bloquant la désinhibition nécessaire à l’action lors même qu’elle apporte, au même sujet qui est celui qui pense et rêve, au sujet qui « est » cette conscience ou en qui elle existe, les éléments censés lui permettre de transformer ses « pensées » en actions.
Or, ce glaive, en fait, on aimerait le porter contre tel ou tel aspect du monde, car tant de choses sont dans ce monde insupportables, et si l’on réduit le champ à ce qui relève de l’individu même, alors c’est pire, chaque aspect de la vie individuelle peut-être pensé comme inacceptable. Il n’y a rien dans tout cela qui puisse être sauvé et pourtant chaque être vivant, fidèle à son connatus, poursuit sa voie en essayant de vivre le plus longtemps possible et surtout en supportant indéfiniment ce qui, rapporté à la réflexion, à la pensée, lui paraît insupportable.
C’est que l’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit ici, l’acte dont il est question, de rien d’autre, de rien de moins que de tourner contre soi le glaive que l’on tien à la main, de supprimer le pensable en supprimant le penseur ! Et cela parce que ce qui est appréhendé par la pensée, par la conscience est un tel état du monde et une telle discrépance entre monde et individu, un tel rapport d’inégalité, que la seule solution pour échapper aux maux qui sont le quotidiens des hommes est ou serait qu’ils se tuassent.
Est-ce que la question est mal posée ? Il est trop tôt pour se le demander. Il importe de remarquer que le hiatus se situe, non pas entre pulsion de vie et pulsion de mort, mais entre forces inhérentes à la vie et puissance des idées, rêves compris, à être transformées à SE transformer en affects, en motifs, en motivations, en mouvement, en actes. On comprend que le fantôme dans cette affaire n’est autre que le sujet lui-même, qui est et n’est pas réductible ou extensible à sa conscience, est et n’est pas réductible ou extensible au monde qui l’entoure.
Il est possible aussi d’interpréter ce « savoir » de la conscience ou ce savoir implicite inhérent à toute activité de penser sous un autre angle et de le comprendre comme une sorte d’auto-défiance, ou d’auto-défense, vis-à-vis de ce qui dans la vie est susceptible d’emporter la vie au-delà de la vie. Et emporter la vie au-delà de la vie ne veut pas nécessairement dire dans la mort. Il y a des expériences qui produisent de tels effets, on en a entendu parler, même si on ne les a pas vécues et elles peuvent constituer un appel, un aimant une motivation à venir les approcher, à tenter de les expérimenter.
Si la conscience est l’instance de la mesure au sens où elle prend acte des dérèglements de la pensée, dans la pensée comme du corps et dans le corps, elle n’assure peut-être que mal l’homéostasie générale corps-esprit si l’on veut, mais comme elle en est aussi la mesure, elle ne peut pas prendre fait et cause pour tout ce qui excède, c’est-à-dire ce qui l’excède à la fois en tant qu’instance et en tant que mesure.
Et même si l’on s’en tient à cette « définition » de l’expérience comme « sortir du périr », elle est l’inverse du suicide qu’elle met en jeu, mais à condition d’avoir été voir ce qui se tramait là de dangereux de risqué. En ceci qu’elle est toujours liée à une sorte de mise en danger radical, c’est-à-dire d’agir qui touche aux fondements même de l’existence, de l’exister, l’expérience est ce qui s’offre à la conscience comme la puissance psychique qu’il faut tempérer voire même qu’il faut tenter d’empêcher de mener à bien ses visées, non sans avoir perçu combien ce qu’elle proposait était pour le moins « tentant » !
C’est là tout le paradoxe de la pièce Hamlet qui met en scène l’impuissance de ce qui est « su » (le meurtre du père, la veulerie de la mère, l’incapacité des hommes à se tenir dans le cadre de la bonne gouvernance, etc.) à devenir action légitime et reconnue, à s’imposer par sa justesse, comme justice et l’impuissance à empêcher que ce qui est juste ne déborde de l’acceptable et devienne à son tour porteur de trouble d’angoisse et de mort.
Voici les derniers mots d’Hamlet, la fin de l’acte I dans la scène 5, après qu’Horatio et Marcellus ont juré sur l’épée d’Hamlet de garder le secret sur l’apparition du Spectre : « Calme-toi, calme-toi, esprit inquiet (ils jurent une troisième fois) maintenant Messieurs, de tout mon cœur je m’en remets à vous et tout ce qu’un pauvre homme tel qu’Hamlet pourra vous témoigner d’amitié et d’amour vous l’aurez, dieu aidant. Rentrons ensemble, et vous, je vous en prie, bouche cousue. Les temps est hors des gonds. Ô sort maudit qui veut que je sois né pour le rejointer ! Allons rentrons ensemble. »
Que le temps est hors de ses gonds dans la pièce, cela doit être entendu dans un sens du mot temps qui n’a rien à voir avec le temps qui passe, ni celui des horloges, ni celui de la vie, mais avec le temps psychique dans sa relation au temps des institutions, de l’équilibre global des forces qui fait qu’un état tient et ne sombre pas. Le temps est une force agissante, travaillant à l’extension du vivable et à son prolongement supportable, à l’équilibre global des forces.
Ce qui est en jeu, donc, c’est un malaise plus radical difficilement inexprimable dans les termes habituels que la langue permet. C’est le fait que rien de ce qui est juste et équilibré ne trouve plus de borne et que même ce qui est juste devient porteur de mort. Nous sommes dans une situation type ou est rendu visible le pharmakon de Stiegler, où l’on découvre sa puissance double. Ce qui est devenu impossible, c’est, pour prolonger le titre général de ces séminaire, de faire des dieux, c’est-à-dire de faire en sorte que ce qui est vécu, expérimenté, (ici la présence active d’un spectre qui vient rendre manifeste un abus de pouvoir) puisse être à la fois accompli et ne soit pas porteur de mort, porté par une forme d’infinitisation et échappe à l’effet de feed-back d’une mort annoncée sur les vivants sachants, conscients mais impuissants à agir autrement que comme ils le font, (et pour Hamlet c’est en faisant jouer la pièce de théâtre et en se refusant à Ophélie, en tuant Polonius).
Il faut sortir de la boucle et du cadre dans lequel la renaissance a fini par se piéger. Il faut ouvrir le cadre non pas détruire mais ouvrir, non pas prendre part au monde dans une forme de redoublement morbide, (c’est ce qui se passe dans Hamlet, ce dont la pièce est la mise en scène et en œuvre) mais défaire le lien dans lequel conscience et action sont retenues l’une et l’autre prisonnières. Hamlet, qui est à la fois conscience et action, mais une action qui se révèle hantée par la mort, est prisonnier de cette boucle, de ce piège qui voit la motivation ne pas parvenir à joindre le plan de la justice dans la mesure même où le monde tel qu’il existe ou existait jusqu’à la mort de son père, et pas seulement le temps, est donc hors de ses gonds. Pas de porte de sortie même pour celui qui « sait tout absolument tout » de ce qui constitue et le blocage sociétal et le piège psychique.
Hamlet sait tout et ne peut rien et tout ce qu’il fait ne finit que dans la mort et par sa mort. Comme s’il s’agissait pour Shakespeare de montrer que le cadre morbide-mortel qu’il décrit dans le monologue a envahit la totalité des aspects de la vie de ce royaume. Pas d’espoir, pas d’ouverture. Un changement de paradigme dans la pensée et de la pensée est bien ce qui serait ici nécessaire.
Mais c’est autre chose qui a lieu. L’éveil des déterminations psychiques à l’action ne passe ni par la réflexion ni par la pensée mais la mobilisation des forces affectives. La pensée peut quelque chose même si ce n’est pas un acte, mais parce qu’elle se situe sur une autre ligne que la ligne de l’action. Cette autre ligne est aussi vitale vivante que la pensée, mais elle a la puissance du passage à l’acte. C’est ce passage ce SAUT qui importe pour permettre d’échapper au piège énoncé dans le monologue et qui conduit au constat de l’impuissance de la pensée de la conscience à passer à l’action.
C’est à repenser, refonder, les liens entre pensée et agir qu’il pourrait être important de travailler. Mais, au moins dans cette pièce, on voit bien que les forces de l’action sont du côté des motivations psychiques qui se nouent entre mensonge volontaire et désir vengeance, entre pouvoir usurpé (celui de Claudius qui a tué son frère) et désir manipulé (celui de Laërte, que Claudius fait dériver vers la vengeance de la mort de sa sœur et de son père).
Mais cette refondation se heurte à l’urgence à laquelle l’action est toujours liée. Ainsi lit-on à la fin de l’acte V, dans la scène 7, ce que Claudius dit et qui fait écho à ce que le monologue d’Hamlet déjà énonçait. Ce qu’il faut entendre ici, c’est l’émergence de l’intervalle, un autre visage du temps si l’on veut, au sens que l’on a donné au temps de structure sociale partagée assurant l’équilibre, l’homéostasie, d’une société donnée à une époque donnée. Car rien jamais n’est figé, les gonds ont du jeu. Cela on le sait. Mais ce n’est pas toujours que la porte est hors de ses gonds. Et quand elle l’est, apparaît un moment, on pourrait dire un instant, lui aussi non directement mesurable par les horloges mais tout à fait appréhendable par le psychisme, un écart, un jour que l’on nomme l’occasion, et que les grecs nommaient kaïros.
Et cette occasion, c’est en fait un écartement qui devenu visible rend possible l’action, c’est-à-dire le lien entre le fil des pensées des désirs et des rêves et celui supposé de leur accomplissement, étant entendu que cet accomplissement ici est « négatif » morbide et mortel, qu’il relie l’acte à la vengeance et à la mort.
Tout l’ambiguïté de la conscience, de la pensée, des rêves, de la vie, tient dans ce point qui voit une possibilité de changer le cours des choses seulement en certaines occasion qu’il ne faut pas manquer. Manquer l’occasion c’est renvoyer le cours du temps à sa course lente et sans ouverture. Saisir l’occasion, c’est en effet risquer de perdre mais aussi de gagner risquer de mourir mais aussi de vivre. Simplement l’occasion seule est portée par des forces psychiques déconnectées (ou mal connectées) des enjeux sociaux ou sociétaux. Il faut pourtant la saisir. Et le faire immédiatement, c’est-à-dire sans laisser à la conscience LE TEMPS de se retourner contre elle-même, à la pensée de prendre la mesure du possible et de l’impossible et ainsi d’inhiber ce qui de l’acte est toujours désinhibition. Mais il ne faut pas ignorer ici un fait majeur qui est que ce n’est pas Laërte qui décide mais Claudius qui lui glisse à l’oreille puis l’incite à accepter sa proposition et de passer à l’acte. LA conscience est toujours la proie de voix qui viennent d’ailleurs que d’elle-même. LA conscience est une voix qui a besoin d’autres voix pour parvenir à devenir ce qu’elle n’est pas c’est-à-dire déclencher d’action ou d’acte, pouvoir d’agir et non seulement balance servant à peser.
Voilà ce que le roi Claudius dit à Laërte pour l’inciter à mettre en œuvre le crime que lui le roi a conçu et qu’il ne peut pas lui mette en œuvre directement :
« Ce n’est pas que je pense que vous l’avez peu aimé/ mais je sais que toute affection a son heure/ et je vois sur des cas qui sont des preuves/ le temps en amoindrir l’étincelle et le feu/ il y dans la flamme même de l’amour/ la mèche qui charbonne et qui l’abattra./ Rien ne garde à jamais sa vertu première,/ puisque cette vertu devenant pléthorique/ meurt de son propre excès. Ce que nous voulons faire/ Faisons-le sur le champ. Car notre vouloir change,/ il connaît autant de déclins et de délais/ qu’il y a de mains et de bouches, et de hasards./ Et bientôt l’intention n’est plus qu’un soupir prodigue/ qui ne soulage qu’en épuisant. Allons, crevons l’abcès !/ Hamlet revient. Qu’êtes-vous décidé à faire/ pour vous montrer le fils de Polonius/ autrement qu’en paroles ? »
On le comprend aisément, nous somme ici dans le creuset où la question de la confiance trouve son éclat le plus noir. C’est celui-ci qu’il faut tenter de comprendre.