Nous regardons bien souvent les illusions d’optique comme des jeux réservés aux enfants et aux activités de loisirs. Jacques Ninio nous montre que comme toutes les images, elles sont des choses très sérieuses à l’origine d’une grande partie de notre compréhension du monde.
Pour cela, son livre commence par un bref rappel sur les illusions visuelles, sujet amplement développé dans La Science des illusions (1998, Odile Jacob éditions) en débutant par l’illusion la plus célèbre : la terre est plate. Illusion, qui, une fois révélée, conduisit quelques hommes au bucher. Dans le même registre, il démontre que les nuits de pleine lune, ce sont les nuages qui bougent et non l’inverse. Certes, la lune se déplace au cours de la nuit, mais son mouvement est bien plus lent que celui des nuages pourtant l’ordre des plans nous trompe. Ces deux illusions, c’est Aristarque, qui les révéla. Cet homme aimait les bâtons, normal me direz-vous, il avait un âne. Mais, c’est justement à l’aide de ce bâton qu’il démontra aussi la rotondité de la terre. De même, pour continuer avec les illusions astronomiques, Jacques Ninio nous rappelle que les étoiles sont visibles le jour. Comment les voir ? Installez vous dans un trou creusé dans la terre ou dans une grotte. À quoi correspond ce trou ? à un diaphragme.
C’est avec ces exemples qu’il aborde la question de l’empreinte des sens qu’il va ensuite développer à travers l’évolution de la vision animale pour aboutir à la vision humaine. Partant de la vision, il décrit l’ensemble des sens utilisés par les espèces animales pour s’orienter et leurs stratégies parfois combinatoire.
Ensuite, nous découvrons que la question du point de vue, les Vikings l’avaient intégrées bien avant nous au point de développer des outils pour se donner de nouveaux point de vue sur le monde. En effet, sur leur navire, en guise de longue-vue, ils utilisaient des corbeaux.
C’est à partir de ces exemples et de nombreux autres, que Jacques Ninio aborde la question de l’empreinte des sens pour la développer à travers l’évolution des espèces animales présentes sur la terre. Au passage, il nous rappelle que Darwin a omis d’évoquer le fonctionnement de l’œil en développant les différentes stratégies mise en place dans le monde animal pour développer sa théorie de l’évolution des espèces. Cependant, bien que la vision soit son sujet principal, l’auteur de L’empreinte des sens n’oublie pas d’évoquer les autres sens utilisés par les espèces vivantes pour s’orienter dans l’espace. Avec cet ouvrage, Jacques Ninio nous promène dans la physiologie du monde visuelle vivant sur notre planète.
Une fois développé les stratégies biologiques de la vision, il aborde les techniques d’analyse utilisées par les systèmes visuels afin de percevoir le mouvement, les textures.... Il utilise ainsi la question des textures pour nous faire comprendre comment fonctionne le pouvoir discriminatoire de l’œil.
Jacques Ninio, de la création de texture par imbrication de structures, nous amène à la composition musicale pour passer ensuite aux structures crées par notre cerveau et visualisées les yeux fermés lors de notre endormissement, au début d’une anesthésie ou encore fruit de certaines migraines.
À travers la couleur, il confirme sa vision combinatoire des sens, en développant un parallèle entre les tonalités sonores et les tonalités des couleurs qui seraient divisées en demi-tons. Ce parallèle est aussi un moyen de parcourir le cercle chromatique des teintes et d’aborder au passage les couleurs complémentaires. On découvrira en cours de chemin que la correction de la dominante de la lumière ambiante correspond à une zone définie du cerveau et que le noir et le blanc, associé à l’état pur, peuvent grâce au mouvement, produire des couleurs.
Arrive le relief, ce fameux relief redevenu à la mode grâce au cinéma numérique, outre une explication sur la stéréoscopie, l’auteur nous montre que contrairement à une légende, les borgnes peuvent voir le relief et pointe au passage l’importance de la mémoire visuelle dans sa fabrication. Le lecteur découvrira que certains sont plus doués que d’autres pour voir les bosses tandis que d’autres sont plus compétents dans le domaine des creux.
Quant au traitement de l’information visuel proprement dit, il nous est présenté avec une pédagogie qui n’exclut pas un sens critique à l’égard des théories actuelles ou passées. Non seulement, certains neurones sont spécialisés dans les visages, voire la bouche mais les réponses des neurones évoluent dans le temps, ils fourniraient un résultat qui, bien loin d’être binaire se transformerait au cours de l’observation d’une scène ou d’une image.
Après avoir observé le regard et les systèmes d’analyse de notre œil dans les deux premières parties, la troisième partie de L’empreinte des sens est consacrée à l’analyse des formes par notre système visuel. Ce dernier, en fait d’analyse de formes, se comporte plutôt comme un détecteur de ruptures de continuité, ce qui explique le pharamineux chiffre de 16 millions de couleurs jugées nécessaires par les informaticiens pour faire une image numérique. Cette détection de rupture fonctionnerait sur un principe similaire au comportement de certains politiciens. Selon ce principe, certains neurones émettraient un signal intense afin de contraindre leur voisin à réduire l’intensité du leur. Cette stratégie expliquerait l’efficacité des tenues de camouflage militaires.
À la suite des découvertes de Stuart Sutherland, théoricien de l’image de synthèse bien connu des visiteurs du Siggraph, Jacques Ninio nous montre ainsi pourquoi les poulpes ne voient que les crabes qui se déplacent en diagonale alors que le système visuel humain serait particulièrement sensible aux alignements. Mode de fonctionnement qui amène l’auteur de ce livre à proposer cette définition paradoxale : « La droite est une courbe qui a une même orientation en tous les points. »
Aborder les illusions d’optique, est un moyen d’explorer en creux, le fonctionnement de notre système visuel. Ainsi, c’est par le biais des illusions d’optique, que Jacques Ninio revient sur la dyslexie qu’il explique ainsi : « Lors de l’apprentissage de l’écriture, il y aurait un renforcement de la forme initiale et une inhibition de la forme symétrique. -C’est ce qui permettrait à l’enfant de distinguer la lettre b de la lettre p. »Cet ouvrage, ce n’est pas une illusion, est une somme sur le fonctionnement de notre principal sens : la vision. Somme qui, contrairement, à celles de beaucoup de ses prédécesseurs n’en oublie pas pour autant les autres sens et le sens.
L’empreinte des sens
Jacques Ninio
Ed Odile Jacob, ISBN 9 782738127228
Prix 24,90 €