Rilke et la surrection
La surrection est un concept central aux Élégies comme je l’ai compris à l’écoute du séminaire de Jean-Louis Poitevin de juin 2022 consacré à Rainer Maria Rilke. Cependant, au-delà, de Rilke, la surrection est une dynamique essentielle à l’homme et plus largement à la vie. De cette compréhension a surgi une intuition : cette force est au cœur de nos difficultés à changer de paradigme.
Qu’est-ce que la surrection ? C’est un élan, une dynamique inhérente à la vie comme le montre la surrection de la sève, l’élan du danseur ou encore les saxifrages… « la puissance de la nature comme élan, croissance, acte pur, sans intentionnalité en quelque sorte et conversion de la fleur en fruit sans que ne vienne s’intercaler quelque réflexion sur ces états. » [1]
« Cette force de surrection, inhérente à la vie même, il faut tenter de la comprendre et surtout de mettre en perspective tout ce que son existence implique. Elle se manifeste dans le désir, à travers les amants, mais elle est aussi et surtout ce qui interdit toute forme d’arrêt et qui donc constitue le danger même de foncer droit devant et de se perdre dans la mort dont le prototype est celle du héros. » [2] Cependant, elle n’est pas uniquement au cœur de la vie du Héros, elle est au cœur de la difficulté quotidienne éprouvée par chacun d’entre nous, dès lors que nous souhaitons transformer notre mode de vie. Elle est l’outil qui nous donne la force de surmonter l’angoisse du vide entre le commencement et la fin, entre l’ancien et le nouveau, entre l’homme et la femme, entre le vide et la création,… entre la vie et la mort,...
On retrouve cette force dans des mouvements tel le futurisme qui s’est construit sur la rapidité d’action, la dynamique. À la même époque, la peinture d’un Kandinsky repose, elle aussi sur cet élan, sur la vitalité de l’élan ou encore la dynamique tout en évoquant l’instant suspendu. De fil en aiguille, cet élan et cette dynamique m’amènent à examiner les liens secrets entre certaines photos de Henri Cartier-Bresson, comme celle montrant un homme sautant au-dessus d’une flaque et certaines peintures de Kandinsky à travers cette force de surrection.
Si certaines peintures de Kandinsky font sautiller notre regard tout comme le promeneur arrêté au-dessus de sa flaque pour Cartier-Bresson, il est des créateurs d’images, tel le photographe Bill Brandt ou le peintre Salvador Dali qui le conduisent. Dans la contemplation de ces derniers, notre regard ne peut se contenter de sautiller, il doit aller d’un point à l’autre, dirigé par la composition du dessin, de la peinture qui lui font face et lui demande de se confronter à eux.
Cette force nous rappelle, pour reprendre les propos de Rilke, que chaque fois que l’on fait, agit, cette fois est toujours unique. Cette unicité de l’existence tant évoqué par la Grèce antique pour qui si l’on se baigne dans la rivière trois jours de suite, exactement au même endroit, ce n’est jamais la même rivière. Cette unicité de l’instant est essentielle.
« Habiter le monde » pour reprendre l’expression de Rilke, c’est s’interroger :
– pourquoi n’arrivons nous pas à établir une relation au monde qui soit à la hauteur de cette situation ?
Que faire de cette force ? Attendu son aspect instinctif, comment réinventer cette surrection sachant que tel que nous la pensons, aujourd’hui, ou plutôt que nous la vivons, elle nous conduit à accélérer le processus de destruction de la nature.
L’environnement face à cette force
À la source de toutes les forces et bien plus que toutes les autres forces, cette force, la surrection est notre propulseur, cependant à un moment donné, comme à l’accoutumé, nos atouts se retournent en faiblesses. Ce moment arrivé, il est nécessaire de repenser ces forces. Dans le cas contraire, elles nous empoisonnent.
À son tour, la surrection est devenu notre faiblesse. C’est elle qui fait de nous des hyper consommateurs, c’est elle qui provoque cette fuite en avant à tel point que toute invention, quelque soit ses propriétés : bonnes ou mauvaises, sera utilisée.
Ainsi, comment se fait-il que bien que conscient de notre situation, nous ne faisons pas de l’écologie et plus largement, du vivre ensemble, une question directrice de notre vie ? La surrection pourrait-être la première réponse. Elle est l’une des pierres d’achoppement de la décroissance. Le dilemme est là : d’un côté la surrection qui nous propulse en avant, de l’autre, une transformation nécessaire de nos comportements. Comment concilier les deux ?
Le paradoxe réside dans une situation où une force naturelle, primale et non primaire est la cause de l’effondrement. Pourtant, cette force est celle qui assure la conversion de la fleur en fruit. Certes, cette transformation se déroule sans que ne vienne s’intercaler quelque intentionnalité entre ces états. Comme toutes les forces naturelles, elle n’a aucun dessein, aucun objectif si ce n’est donner vie à la vie. Si intentionnalité il y a, c’est nous qui la lui donnons. Et surtout, cette force de surrection devient mortifère.
De l’autre, la réponse proposée par les écologistes : la décroissance [3]. Outre son aspect de punition [4] : vous n’avez pas été sage, maintenant il va falloir vous comporter autrement sinon on vous met la fessée. La décroissance nie au mieux, ou au pire réduit à néant la surrection, ce moteur de la vie sous toutes ses formes. Mettre à l’arrêt ce moteur est suicidaire. À un niveau de la vie, probablement le plus primitif, la décroissance est antinomique de la vie.
Un allié ?
Plutôt que de se battre contre ce désir, cette force, nous devrions en faire une alliée ? Pour cela, il s’agit de métamorphoser ce désir, déplacer l’objet de cette force de surrection, principe de la vie, le faire passer d’une force de consommation à autre chose. Et si l’écologie a un rôle dans cette transformation, c’est celui de participer à l’invention de cette métamorphose sans qui cette transformation, ce changement de paradigme restera un vœu pieu.
Inventer cette métamorphose, implique de sortir de l’insécurité, de l’argument-massue de l’écologie : la menace de disparition de l’humanité. Cette hantise cyclique, William Gladstone (en 1865), Jimmy Carter (en 1971), le Club de Rome, sans oublier Malthus en sont les témoins, est à nouveau contemporaine.
Est-elle une autre manière de penser la hantise de notre fin individuelle ? Aurions nous moins peur parce que cette fin est générale et non personnelle ? La disparition de l’humanité serait-elle, au sens pascalien, une distraction ? Pourtant, chaque vie est vouée à la mort. « Cela a été une fois et une fois unique » comme nous le rappelle Rilke dans la Septième Élégie.
C’est à cause de cette puissance de surrection que « Clôturer à perdre la raison » est une absurdité. Ce n’est pas en clôturant que l’on arrêtera les esprits pas plus que les migrants. Cette puissance va bien au-delà de la Liberté car elle est la force fondamentale de l’humanité et plus largement de la vie.
Épilogue
Le sens accompagne ce qui le porte. On ne construit pas puis, on donne du sens, pas plus que nous donnons du sens puis construisons. Les deux se produisent ensemble et simultanément dans un mouvement et une dynamique d’échange. C’est l’enjeu de la période que nous traversons. Acceptons d’avancer à tâtons plutôt que de rechercher des solutions définitives. Le définitif est monolithique et immobile. Il va à l’encontre de la surrection.
© Hervé Bernard 2022
Ce texte remanié et développé a été publié dans la revue Plastir n°74, septembre 2024
« Et si nous faisons face à l’ouvert de Rilke via une pensée nouvelle de la surrection ? Tel est le regard sur l’image que nous propose Hervé Bernard. »