Remarques générales sur l’actionnisme viennois
Mettre au cœur de ce séminaire la fonction de l’art répond à une double exigence.
– La première, c’est que nous sommes dans un moment où tant de choses font art ou sont présentées et définies comme étant de l’art qu’il est difficile de s’y retrouver. Il faut donc tenter de préciser les choses. En effet de tenter de dessiner une conception valide de l’art peut ne pas être tout à fait inutile pour se repérer dans cette époque confuse.
– La seconde, c’est que l’on a, avec l’actionnisme viennois, puis par la suite avec Nitsch seul, un moment marquant de pratiques artistiques qui se sont directement confrontées non tant à la question de ce qui fait art, - ce n’était pas des théoriciens- qu’à ce qui émerge comme art à partir des pratiques qui le composent, étant entendu que précisément ce sont ces pratiques qu’ils vont transformer.
Ce qui importe, c’est donc qu’ils inventent des pratiques qui n’ont à la même époque aucun pendant réel, même si comme on va l’évoquer, il y a en parallèle à l’actionnisme viennois des courants artistiques qui sont fondés sur des pratiques échappant aux critères traditionnels en ce qu’elles sont engagées du côté du geste, de la mise en scène et en œuvre d’actions.
Mais aucun n’atteindra « la puissance d’effraction » dans le champ de l’art, qui fut celle des viennois.
Les trois points majeurs concernant l’actionnisme viennois
On verra en parlant en détail des pratiques et en regardant les images relatives aux actions comment ce mouvement d’une brièveté évidente puisqu’il dure, si l’on prend les limites les plus larges, en gros une dizaine d’années, marque l’histoire de l’art tout en n’ayant eu, durant son existence même, qu’une influence très restreinte.
– Le premier point qu’il faut mettre à l’actif de l’actionnisme viennois est sa capacité d’invention radicale dans le domaine des arts plastiques et cela dans un contexte à l’air raréfié.
Il est possible bien sûr de rattacher les actions à une ou des traditions. Mais celles-ci sont uniquement autrichiennes. Il faut nommer d’une part la révolution artistique de la Sécession qui dans le champ de la peinture se produit avec le maître transfuge Gustav Klimt, le jeune Egon Schiele, « ovni » mort à 28 ans, la même année que Klimt. Ils inscrivent dans le paysage artistique autrichien la ligne libre et le corps nu et provocant.
L’autre source, ancienne et profonde, est, et reste le Baroque, qui en Autriche est connu de chacun. Il suffit pour cela de pousser la porte des églises dans tout le pays. Et le baroque est lui aussi marqué par un débordement hors du cadre du tableau hors du cadre de l’espace voué à la peinture et surtout à la sculpture. Il se met en scène dans les églises. Déjà les corps envahissent l’espace et malgré les sujets le plus souvent religieux, mais pas seulement si l’on pense au décorations des palais qui sont érotisés. Paradoxalement, on est dans une splendeur assez éloignée de l’idée de péché et déjà dans l’univers de l’action.
Mais ce que font les actionnistes viennois, c’est d’abandonner, du moins à cette époque, le tableau comme ce que vise à « remplir » l’acte de peindre. Malgré l’existence de fresques, le tableau est et reste le modèle et la référence pour l’acte pictural.
Il n’y a, avec les actions, plus aucune toile, plus aucun support, pour porter et encadrer l’acte de peindre. Tout disparaît une fois l’action terminée, si ce ne sont les quelques bout de pellicules et les quelques photographies prises pendant leur réalisation.
On le comprend ce qui est donc au cœur de l’action c’est l’action en tant que telle. C’est le le fait même d’agir, le fait de passer à l’acte, le fait de réaliser ce qui a été imaginé non plus sur la toile mais dans l’espace fermé d’une cave, du moins pour les premières actions.
Mais il faut le dire de suite, les actions, quoique les images évoquent les scènes apparemment chaotiques et qui semblent improvisées, ne le sont absolument pas. Toutes les actions sont écrites. Aucune action n’est réalisée sans avoir été discutée parfois pendant des mois et sans que n’ait été écrit une trame ou si l’on veut un story board très précis.
Ce qu’ils font, c’est bien à la fois de la peinture par d’autres moyens et c’est, comme on le verra, vers d’autres moyens que certains vont se tourner, pendant longtemps, avant que de revenir par la suite.
– Le deuxième point majeur que l’on doit à l’actionnisme viennois, c’est d’avoir affronté le centre vide qui se trouve au cœur de toute pratique artistique, de toute conception de l’art, et de l’avoir fait alors sans concession aucune. Et c’est cela qui fait que les actions sont plus qu’un simple geste artistique de défiance envers la peinture ou de désir de dépasser la peinture : que tous se jettent quasiment immédiatement dans le cœur du maelstrom qui est à la fois la source et le creuset de toute véritable œuvre. Mais ils y vont les yeux grand ouverts et non pas sachant où il vont mais qu’ils vont là où personne n’est encore allé. C’est une approche de ce qui fait art qui se produit à la fois contre les limites existantes de l’art et pour que ce que l’on nomme art en sorte soir mort soit ressuscité et métamorphosé.
Ce qui compte, à ce moment là, c’est l’action en tant qu’activité et que c’est une activité qui se sait telle, se pense comme telle. Et c’est pour cela qu’elle tient.
Ils ne visent pas autre chose à ce moment là que cette activation de l’activité. Nos sommes dans un moment où le pur présent est comme à la fois donné et atteint. L’art vient se réaliser au plus près de sa source qui est d’être en tant que tel la transmission d’un expérience innommable.
Repensons un instant à cette phrase de Charles Duits : « L’univers révélé par les éveilleurs est inexprimable parce que la représentation de cet univers est et a toujours été la fonction de l’art. »
Oui nous sommes au plus près de l’inexprimable, et pourtant, c’est là encore sous nos yeux grâce à quelques images et quelques textes, et nous pouvons donc constater que cela a existé, que cela a eu lieu, que cela a été possible, et que donc il n’y a pas de raison que cela ne le soit pas encore, ici où là, au gré des « révélations » auxquelles accèdent ici des individus, là des groupes, là des ensemble informels d’individus, là des collectivités entières.
Nous sommes au cœur de ce lieu innommable qui est à la fois occulté à cause de l’aveuglement dans lequel une société se trouve à cette époque, l’Autriche des années d’après guerre, et au cœur du processus de dévoilement, dirait la philosophie heideggerienne et post- heideggerienne. Ce qui est dévoilé, n’a rien à voir avec le beau, et si cela a à voir avec l’être, c’est avec une sorte de pur être ne se manifestant que dans et par l’activité, que dans l’action et par l’action.
Pour ce qui est des choses visibles mises en scènes, on dirait que l’on voit des corps, mais en fait c’est du corps qui s’active. On dirait que ce sont des idées, surtout si l’on pense que les actions sont écrites sous forme de scénarios très élaborés, mais non, ce ne sont ni des idées et encre moins des idéaux, mais des matériaux psychiques qui sont mis en cation, qui apparaissent et disparaissent aussitôt une fois l’action finie.
La puissance d’effraction de l’actionnisme viennois tient en ceci qu’ils ont tenu une bonne dizaine d’années sans fléchir, explorant ainsi jusqu’aux limites de l’explorable et de l’exploration même, ce qui était en jeu à la fois pour les individus et pour la société. Il n’est pas si aisé de définir ce qui a eu lieu pendant ces années.
Nous sommes à la fois avec chaque action dans une opération absolument concrète et non pas abstraite même si elle est donc médiatisée par le story-board qui l’encadre et la rend possible et dans une opération psychique d’exposition au sens le plus strict de faire apparaître, ce que l’aveuglement social et sociétal ne permettait pas de voir, ou refusait de voir.
Nous sommes à la fois au cœur de la confrontation avec la schize socio-historique autour du nazisme et de la religion, et du refus de prendre en charge le passé pourtant bien réel de l’Autriche.
Ce qu’il nous fait imaginer ici, c’est le fait qu’à la fois ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient et pourtant savaient absolument ce qu’ils faisaient. Il n’y a pas là contradiction mais bien élaboration d’une pratique qui n’avait aucun antécédent.
On verra qu’il y a des pratiques approchantes, on pense à Fluxus en particulier, et à la peinture gestuelle américaine de Pollock et de quelques autres, mais on ne peut que faire des rapprochements. Il n’y a pas eu d’influence.
Ce que font les actionnistes viennois est unique. Personne dans le monde, à ce moment là, ne plonge aussi avant dans ce qui constitue l’état mental et psychique des société développées après la guerre et dont l’Autriche constitue le modèle à la fois implicite, occulté voire refusé et pourtant le plus complet tant ce pays qui est passé, un quart de siècle plutôt d’empire multipolaire et multiculturel à minuscule pays ne pouvant plus que fantasmer sa gloire passée, s’est engagée de manière inconsidérée dans le nazisme tout en niant après coup l’avoir fait.
C’était un faire s’élaborant en agissant, en faisant, en construisant des tableaux vivants si l’on veut, en faisant ainsi un clin d’œil à Sade et aux situationnistes. Et si cela semble supposer des gestes portés sur la destruction ou sur le sacrifice d’animaux, on a affaire surtout à quelque chose qui ressemble une élaboration des création en agissant, écho à l’élaboration des pensés en parlant dont se fait l’écho et l’analyste Heinrich von Kleist dans ce petit essai bien connu L’élaboration progressive des idées dans le discours.
Comme le dira Nitsch dans un entretien, ils ont plus appris durant ces années en discutant entre eux, en se heurtant, se fâchant et se retrouvant pour recommencer ou continuer pendant ces dix années qu’en allant dans n’importe quelle école d’art. Ils ont inventé leur école de la vie, singulière, inimitable, radicale et d’une certaine manière sans lendemains, n’était que chacun va continuer dans une voie qui lui est propre.
L’actionnisme viennois va accoucher de trois grand artistes qui poursuivront leur œuvre de manière distincte. Un seul, Nitsch donc, poursuivra sa vie durant les actions au point d’en faire la base de son travail, au sens le plus concret du terme, aucun œuvre ne se faisant en quelque sorte en dehors d’une « action ».
– Le troisième point rarement évoqué aujourd’hui, c’est d’avoir été des visionnaires, pas au sens où ils auraient prédit l’avenir. En effet ils sont sans postérité directe. Ils n’ont pas fait école. Certes leurs actions ont eu une influence sur de nombreux artistes, mais sans que cela n’aille jusqu’à ce qu’ils aient des épigones ou des disciples. Leur aventure est celle de quelques personnalités qui se trouvent au même moment au même endroit à Vienne donc, et, qui, une fois, le travail terminé, partiront chacun dans des directions différentes.
Ce qu’ils ont réalisé il faut le comprendre en relation avec un autre phénomène. En effet, ils se sont approchés au plus près de ce qu’il nous faut appeler une « vision ». On verra que l’analyse de ce terme sera un des enjeux de ce séminaire. Il ne faut pas s’arrêter sur le « une ». Il ne s’agit en rien d’un modèle qu’il faudrait ensuite reprendre et répéter. Il s’agit d’une manière d’approcher de la réalité et d’un mode de connaissance particulier.
Ce que l’on nomme ici vision a toujours existé dans l’histoire des hommes. On peut le savoir à travers un grand nombre d’éléments qu’ils soient picturaux ou littéraires, sans parler de ce que l’on peut inférer au sujet d’expériences vécues, qu’elle soient liées à des pratiques particulières comme l’absorption de drogues ou des pratiques de jeûne, pour n’en nommer que deux. Une vision est chaque fois unique au sens de singulière. Ce qui importe ici, c’est de constater qu’elle est à la fois intransmissible en tant qu’expérience et communicable à travers des mises en mots ou en images de ce qui a été vu.
Il y a d’une part le fait de voir et d’autre part ce qui est vu, ou plus exactement ce qui, après coup, est montré.
Il y a d’une part l’expérience en tant que modification des données perceptuelles, et d’autre part les éléments textuels ou visuels qui rendent compte de cette modification en lui donnant une forme, un contenu particulier. Mais ces éléments ne donnent pas ou alors que très rarement d’indication sur l’expérience en tant que telle, sur ce que c’est que d’avoir une vision, sur la manière dont cela se produit et sur ce qui rend cela possible comme sur le fait d’avoir une vision, c’est-à-dire ce que cela implique sur et pour celui à qui cela arrive.
Ce qui doit ou plutôt devrait être retenu des actionniste, c’est cette capacité qu’ils ont eue d’avoir mis au cœur de la création artistique à un moment si sombre de l’histoire, non pas comme question ou comme enjeu mais comme donnée de fait, le fait que l’art consistait à « produire » des « visions ».
Regard sur l’image

