Dans l’atelier des dieux
Séance XXII 18 Novembre 2025
Brève histoire de l’actionnisme viennois 1959-1972 première partie
Introduction
Je suis très heureux de la reprise du séminaire après plus de 8 mois d’arrêt. C’était nécessaire. Je n’ai rien fait pendant plusieurs mois que lire un peu, sauf pendant un mois relire et corriger intensément le livre sur Black Mirror [1]. Les vacances tardives ont permis de retrouver toutes les forces utiles à la poursuite de cette aventure.
L’idée de ce séminaire sur Nitsch, était là mais il fallait qu’un certain nombres de conditions soient remplies pour que je puisse me mettre au travail.
– La première était d’assister en juin aux trois dernier jours de l’ultime O.M.T.écrit par Nitsch avant sa mort Cette ultime action pouvait être réalisée malgré la mort de Nitsch en 2022 car les principaux collaborateurs des années voire décennies passées comme le grand maître de cérémonies et le chef d’orchestre sont encore vivants. Eux seuls pouvaient en effet déchiffrer et comprendre le plan général de l’ultime action et la seconde seulement de six jours et réaliser en détails l’ensemble des scènes qui la composaient sans rien laisser au hasard et en respectant et l’esprit et la lettre de l’œuvre.
– La deuxième était de trouver un axe de réflexion pour que ce séminaire ne soit pas qu’un simple « cours » d’histoire de l’art. Il le sera cependant pour cette première séance car il est impossible de parler de Nitsch sans mettre en place le décor et le cadre dans lequel l’actionnisme est né à Vienne au début des années 60. Et cela, je ne l’ai trouvé qu’il y a peu, suite à la lecture de La conscience démonique, un livre de Charles Duits.
– La troisième était d’apercevoir comment articuler cet axe de réflexion avec une question plus large, qui est celle d’une tentative de reformuler et redéfinir le sens et la fonction de l’art, quitte d’ailleurs, qui sait, sinon à abandonner le terme pour tenter d’en imposer un autre, ce qui semble impossible, du moins à repousser sur les bords du fossé les significations qui, aujourd’hui, ont envahi l’espace culturel afin de laisser émerger une nouvelle approche et conception plutôt que définition.
L’art comme poiesis
C’est pour préciser ce dernier point qu’il me semble opportun de commencer par un extrait d’un livre de Giorgio Agamben, un livre ancien, intitulé L’homme sans contenu, un livre du siècle dernier (1996) dans lequel se trouve ce passage trouvé par hasard. Il faudra voir ici une introduction à cette tentative de repenser l’art qui sera nécessaire dans les temps à venir. Et pour cela il ne faut pas craindre de balayer devant sa porte, notre porte, c’est-à-dire d’affronter nos certitudes au risque de s’apercevoir qu’elles ont et n’ont été que des croyances.
Ce n’est pas en soi dramatique si l’on en vient à appréhender la totalité des discours par lesquels nous faisons exister ce que nous tenons pour la réalité et donc pour ce qui représente le vrai en tant qu’il est égal à ce qui existe,comme constituant un champ global de croyances.
Si l’on parvient à cette opération mentale et psychique, alors il devient possible de commencer à percevoir ce qui ne va pas dans ces champs de croyances et comment il peut être possible de la (opération mentale et psychique) transformer en transformant notre manière de formuler ce que nous tenons pour vrai, réel et donc existant.
On peut considérer qu’il a là un enjeu philosophique majeur mais aussi qu’il est tout à fait à notre portée ce qui ne suppose pas que nous retournions nous embourber dans la philosophie telle qu’on la conçoit et la pratique. Tout en en reconnaissant sa puissance, on en appréhende aussi les pièges qu’elle nous tend et desquels nous ne parvenons pas à nous défaire.
Il nous reste donc une chose, une seule chose à expliquer, ou plutôt à présenter, à mettre en scène verbalement, sachant que cette mise en scène verbale est en fait la forme que prend le moyen d’accéder à cette « chose » et que les mots nécessaires à cela constituent l’obstacle qui interdit, toujours, d’accéder à ce qui doit être finalement moins expliqué que perçu, reçu et pratiqué, autant que faire se peut. À une autre époque on aurait dit vécu.
Il s’agit d’une proposition pour les temps qui viennent, proposition qui se tient, parce qu’elle s’y formule, au coeur du maelstrom dans lequel nous semblons pris et qui se déplie et se déploie presque indépendamment de lui.
L’explication relative à cette « chose » est en elle-même de peu d’importance, mais, impuissants à nous passer du langage pour échanger, et même si certains savent déjà que les mots sont le poison qui nous ronge à cause des limites que nous avons imposées au langage contre la langue ou contre les langues mêmes, il nous faut encore et toujours recourir à ce medium, étant entendu que non seulement sa pointe n’est vivante que de toucher et plonger au cœur d’un certain silence, mais que nous devons la suivre dans sa trajectoire.
Nous ne pouvons plus nous contenter d’être le projeteur attendant qu’elle, la pointe du projectile, revienne nous apporter des nouvelles de l’inconnu, mais au contraire devenir elle, cette pointe, non en ce qu’elle sera l’arme d’un jet, mais en ce qu’elle est la clé d’un songe.
Devenu elle, c’est alors nous qui plongeons dans ce silence, cet inconnu, ce monde à venir déjà advenu et pourtant inconnu quoique plus que pressenti dans le mouvement même qui conduit à lui.
Parler épouse le silence qui est et n’est pas un « se taire » mais une suspension vivante et vitale du dire concomitante à une dépressurisation permettant d’accéder à un air qui quoique apparemment raréfié est plus que suffisant pour poursuivre le voyage tant il semble fait d’oxygène pur. Ivresse inédite déjà.
Un exemple de cette double fonction du langage offert par le hasard des pages numériques défilant sous nos yeux, vient à nous à travers un extrait du livre de Giorgio Agamben. Déjà mentionné. Voici cet extrait :
« … L’homme a sur terre un statut poétique parce que c’est la poiesis qui fonde pour lui l’espace originel de son monde. C’est seulement parce que dans l’épokè poétique il fait l’expérience de son être-au-monde comme de sa condition essentielle, qu’un monde s’ouvre à son action et à son existence. C’est seulement parce qu’il est capable du pouvoir le plus inquiétant, celui de la pro-duction dans la présence, qu’il est capable de praxis, d’activité libre et voulue. C’est seulement parce qu’il accède, dans l’acte poiétique, à une dimension plus originelle du temps, que l’homme est un être historique, pour lequel donc sont en jeu à chaque instant son passé et son futur ... Dans l’expérience de l’œuvre d’art, l’homme est debout dans la vérité, c’est-à-dire dans l’origine qui lui a été révélée dans l’acte poétique. Dans cet engagement, dans cet être-projeté dans l’épokè du rythme, artistes et spectateurs retrouvent leur solidarité essentielle et leur terrain commun. » Giorgio Agamben [2]
Il est tout à fait intéressant de creuser ce texte, un parmi tant d’autres, datant de la fin du XXe siècle, pour ce qu’il nous dit de ce piège dans lequel s’est enfermée la philosophie esthétique, il faudrait dire toute la philosophie, et particulièrement la philosophie post-heideggerienne en ce qu’elle aura voulu finalement à tout prix « sauver la conscience », lors même qu’elle en construisait le tombeau en mettant en scène, indéfiniment, l’impuissance atteinte de cette structure à la fois psychique, mentale, conceptuelle et sociétale, à faire autre chose qu’à se lamenter sur sa propre disparition.
Cette lamentation a pris la forme d’un questionnement incessant, qualifié d’inlassable, ou d’infini si l’on pense au livre L’entretien infini de Maurice Blanchot, comme si cette absence de lassitude auto-imposée prouvait quelque chose d’autre que l’aveuglement de ceux qui s’y soumettent. En effet, ceux qui s’y soumettent parviennent simplement à continuer de croire qu’ils accomplissent un rituel efficace.
Quant à l’accomplissement de ce rituel, il consiste dans le geste même, indéfiniment réitéré, de la retenue de cette disparition, retenue qui permet à l’infinité des textes de continuer à s’écrire, accumulant ainsi une épaisseur s’imposant comme infranchissable de papier mental s’étalant à travers des milliers de livres pour former un chaos redoublant, car le constituant en même temps, celui du monde dans lequel ils se manifestent.
Cette épaisseur des mots d’une époque est à la fois ce qui la constitue et ce qui finit par empêcher de voir et de comprendre ce qui en fait les limites. Mais on le sait, cette accumulation peut durer des siècles voire des millénaires. Et, elle finit toujours en aveuglement.
Et comme le montre ce texte d’Agamben, le travail de la pensée s’est transformé en un travail de sauvetage, car ce n’était que ça, l’enjeu, surmonter une certaine peur une certaine angoisse à la fois ressentie et vécu ou présentée comme indicible, par une tentative désespérée de sauver quelque chose. De sauver « la chose ». Mais c’est quoi cette « chose » qui est à la fois moribonde et dont la survie, même imaginaire, est la condition de l’existence même des penseurs et de la pensée ? Il ne s’est jamais agi que d’un creusement de la tombe de la conscience et par elle-même de surcroit, creusement de la tombe qui s’effectue au moyen de métaphores.
Et ces métaphores ont été si constamment reprises qu’elles se sont accumulées comme la terre au bord de la tombe que l’on creuse. Et l’esprit, focalisé sur le tas de terre en constante augmentation, finit pas ne plus voir le trou de la tombe qui se creuse jusqu’à espérer joindre le centre de la terre tout en continuant de « savoir » que c’est une tombe qui « se cache » derrière ce tas. L’aléthéiaavait ainsi de beaux jours devant elle !
Ainsi l’époché, appelée ici au secours, apparaît comme, la métaphore qui dit au mieux le gouffre qui est à la fois au cœur, le cœur et l’obstacle intime qui hante la conscience en ce qu’il la constitue. Il suffit ici de se reporter sur le « portrait » de ce gouffre tel qu’il a été plus qu’esquissé dans une lecture de l’Hippias Mineur de Platon. Cet obstacle, à ne pas vouloir l’affronter, on ne fait que le creuser encore, faisant ainsi de tout ce qui entoure celui qui creuse et qui donc se trouve au fond du trou, un mur de plus en plus haut et de plus en plus perçu comme infranchissable, lors même qu’il n’a d’yeux que pour le tas qui sur les bord, loin, là-haut, rend l’ombre des profondeurs encore plus infernale.
Cet obstacle que l’on ne cesse de continuer à inventer à chaque exercice de la pensée, une pelletée et encore une pelletée, est appréhendé comme infranchissable et devient la forme de la jouissance ultime de la pensée, comme si d’être-là au coeur de cette tombe empêchait de voir que la profondeur, supposée désirable, atteinte dans la réflexion était telle qu’il était désormais impossible de pouvoir prétendre et donc espérer jamais remonter.
En fait ce bref extrait dit quelque chose d’essentiel lorsqu’il note que « C’est seulement parce que dans l’épokè poétique, il fait l’expérience de son être-au-monde comme de sa condition essentielle, qu’un monde s’ouvre à son action et à son existence ». Simplement avec ce ton de suffisance si particulier aux philosophes, il déclame du haut de son savoir ce qui devrait être : le fait que l’homme sache et vive à partir de la poiesis comme ce qui est censé fonder pour lui l’espace originel de son monde. Mais il le fait comme si cela était le cas pour chacun, comme si cela allait de soi, et comme si chacun avait un accès à l’art et que cela lui permettait de retrouver immédiatement ce lien avec cette situation posée comme originelle.
Or cela ne va pas de soi. Notre conception générale de l’art est à la fois bornée par des discours de ce genre qui marquent l’approche au plus près du mystère et par des forme de non questionnement sur ce qui constitue le cœur même de l’expérience ou des expériences qui constituent le cœur même de ce qui a fini par être appelé art, tout en ne faisant pas partie, ou si rarement, de ce qui aujourd’hui existe sous le nom d’ART.
L’objet de ce séminaire sera de mettre en œuvre un double mouvement. Le premier est celui d’un abandon vital des discours sur l’art, en montrant ce qu’ils ont fini par rater. Ainsi verra-t-on apparaître de loin ce qui, pour garder un instant encore ce mot, dans l’art, non pas pourrait être mais, devrait en être le cœur, la source et l’aboutissement.
En approchant de l’impossibilité qu’il y a rendre sensible ce qui est art, plus encore que ce qui fait art, on ne pourra que se défaire de cette croyance toujours et encore biblique, en énonçant non tant sa mort que la nécessité d’abandonner la conscience pour continuer, si l’on peut dire, de projeter dans le silence évoqué au début, la possibilité de « penser autrement » non seulement l’art mais notre relation au monde, ou plus exactement notre manière de concevoir ce qui fait monde.
Mais il s’agit déjà moins de penser que de projeter l’être-là dans le silence et d’atteindre une zone de non retour avec au bout des doigts une clé qui ouvre sur les songes. Quand à la nécessité d’ouvrir la bouche pour respirer, un autre air, rare et suroxygéné, fera exulter les poumons en un instant à la fois insaisissable et éprouvant d’être purement magique.
L’art comme vision incommunicable
On pourrait dire que ce qui caractérise l’homme, aujourd’hui plus encore qu’hier semble-t-il, c’est qu’il semble qu’il n’apprend jamais rien, ou ‘’si peu de l’histoire’’. Et que le ‘’si peu’’ qu’il apprend, il le rumine tant et tant qu’il finit par en perdre la signification et le réinjecte transformé dans le flot des paroles qui s’accumulent et continuent non seulement de déformer ce qui aurait pu être compris. Ces paroles finissent par nous éloigner du creuset à la source duquel il est à la fois pourtant possible et nécessaire de retourner de revenir s’abreuver. .
Non qu’il soit loin de nous puisque cette source est en nous. Mais ce « en nous » est un territoire insituable quoique perceptible et connaissable car difficile à appréhender comme entité ou comme concept puisqu’il est en tout égal à ce que chacun est, c’est-à-dire à l’état général de notre corps-pensant et aux idées qu’il rumine indéfiniment et en tout égal aux mondes qu’il invente.
On le comprend immédiatement, il y a non pas contradiction mais complémentarité dans cet apparent oxymore. Ce « lieu insituable » que Villon pointait déjà dans son testament , il est aisé de n’y pas penser, de l’oublier ou de l’occulter, de ne pas même l’appréhender. Et pourtant il est en même temps facile d’en faire l’expérience dès lors qu’on se livre à une forme d’abandon immédiat et sans préambule de mise en suspens ou entre parenthèse, à une petite époché vécue donc en particulier comme y insiste Jean-François Billeter dans nombre de ses ouvrages. Pour lui, nous y reviendrons dans les prochains séminaires, si nous sommes activité, cette activité ne se peut concevoir sans des moments de pause. Et donc il revient sur cette époché concrète dans son dernier livre Nouvelles esquisses.
« À un certain moment, il y a des années, j’ai eu l’intuition que tout est activité et que j’étais même activité. J’étais de l’activité qui, de l’intérieur, se percevait elle-même et qui, à mesure qu’elle s’observait, se percevait de mieux en mieux. J’ai mis des mots sur ce qui retenait mon attention. De ces mots sont nées des idées et de ces idées des raisonnements qu’il m’a suffit de suivre jusqu’au bout.
Cette intuition n’aurait pas suffi si je n’avais aussi trouvé, je ne sais comment, la clé de cette observation : l’arrêt. L’arrêt est un acte simple et naturel, que nous avons accompli d’innombrables fois sans nous en rendre compte. Il consiste à suspendre momentanément toute intention. » [3]
Parce qu’on joue avec les mots, les concepts, les médiations, on ne sait pas ou plus repasser par la case départ, on s’en éloigne donc constamment un peu plus.
Toujours changeante et toujours unique, individuelle et pourtant collective car ancrée dans des champs culturels promouvant des expériences relativement bien délimitées malgré tout, cette expérience doit précisément à la fois parvenir à en être réellement une et dans le même mouvement à être vécue et comprise pur ce qu’elle est : une transmutation de notre manière de voir, de comprendre et de vivre.
Reste qu’il faut les « vivre » ces expérience parce que cela seul permet d’accéder finalement à une forme de connaissance qui n’est pas celle de l’entendement mais celle de l’éveil, de la participation, de la co-naissance, au sens le plus strict de naître ensemble et en même temps, du sujet et du monde. Et ainsi de percevoir qu’ils sont fabriqués l’un par l’autre, l’un et l’autre, dans et par la grande matrice générative des actions produite par l’agir qui nous constitue que Spinoza nommait le conatus.
On se retrouve au-delà de croire, dans le vivre. C’est tout. Et après tout reste à faire. Car il y a vecteur et obstacle des échanges et de toute transmission à saisir comment fonctionne en nous et pour nous le langage, c’est-à-dire qu’il est le pharmakon absolu qui, malgré la douceur de certaines de ses sources est plus globalement poison que remède, ce qui nous éloigne finalement de la source que ce qui nous permet de revenir nous y abreuver.
Autant faire résonner cette phrase de Charles Duits qui à elle seule dit en quelque tout de ce qui fait problème dans l’art et surtout pour l’art, et donc finalement pour nous tous lorsqu’il s’agit non seulement de comprendre ce qu’est ou serait l’art mais aussi pourquoi nous ne parvenons guère même à travers ses manifestations à remonter à la source.
Dans le texte intitulé Peyolt et langage, second des textes rassemblés dans son ouvrage La conscience démonique [4], Charles Duits, qui aura côtoyé aussi bien Breton que Duchamp parmi d’autres à New York au milieu des années quarante, écrit donc : « L’univers révélé par les éveilleurs est inexprimable parce que la représentation de cet univers est et a toujours été la fonction de l’art. »
Regard sur l’image
